Scènes théâtrales /1
En s’inspirant du roman Apatride de Shumona Sinha (qui vient de publier L’Autre nom du bonheur était français aux éditions Gallimard), les élèves de première 2 du lycée René-Cassin d’Arpajon ont rédigé avec leur professeur Françoise Breton des scènes théâtrales. Trente-cinq textes ont surgi en quelques jours, dans l’optique d’une adaptation libre et indépendante, mais aussi, pourquoi pas, d’un futur spectacle, ou une pièce radiophonique… Voici trois extraits de cette pièce collective.
Scène « Fight Club » – de Maëline K.
Esha rentre chez Julien, haletant, le visage tuméfié. Ce dernier, confus de la retrouver sur son palier alors qu’ils viennent de se quitter depuis à peine une heure, la fait entrer anxieusement, mais avec attention. Il lui retire silencieusement son manteau amoché, avant de courir dans la salle de bains y chercher de quoi désinfecter ses plaies. Quand il revient, il la retrouve immobile, l’âme vidée par des larmes coulant à flots sur ses joues bleutées. Pas de larmes de tristesse, mais de colère. L’injustice s’éprend d’elle. Il s’assied à ses côtés et de nombreuses minutes s’écoulent sans un mot. Soudain, ne pouvant plus contenir ce sentiment d’injustice grandissant, Esha rassemble toute son énergie et entreprend de raconter ce qui a eu lieu. Lumière en plongée, sur Esha uniquement, laissant Julien dans l’ombre.
Esha : C’était deux femmes. Des femmes. Censées être mes sœurs, censées me comprendre, comprendre cette oppression déjà si importante que nous subissons quotidiennement. C’est arrivé tellement vite Julien. Je… je n’ai rien vu venir. L’une d’entre elles a commencé à marcher sur mon manteau. Une fois. Je n’y ai pas prêté attention. Une seconde fois. J’ai continué à marcher. Une troisième fois. Celle de trop. Je me suis retournée, et les ai trouvées piétinant l’arrière de mon manteau. Elles ont commencé à me chercher à coup de « T’as un problème ? » avant que l’une d’entre elles n’entreprenne de critiquer mon accoutrement, le fait qu’il soit « cheap » comme elle dit, n’avait pas l’air de lui convenir. Il n’y avait personne autour, le vrai Paris du mois d’août, et tandis que j’essayais désespérément de trouver une aide quelconque, les jeunes femmes ont décidé d’attaquer mon accent et mes traits, qu’elles n’avaient pas l’air de tolérer. J’ai couru jusqu’au libraire, où l’on m’a simplement réprimandé : « Voyons, agressée par des femmes, on aura tout vu. Cessez de tout dramatiser et voyez les choses en face, il y a bien pire ». J’ai été envahie par un fort sentiment de révolte mais je n’avais que la possibilité mêlée à la nécessité de fuir. Alors que je pensais en avoir fini avec elles, je les ai aperçues au coin de la rue, se ruant sur moi. Paralysée, je n’ai pu qu’imaginer ce qui allait se passer. Ces images sont devenues réalité. Impuissante face à la peur et aux coups de ces deux femmes, je suis restée figée pendant ce qui m’a semblé une éternité. Lorsque j’ai rouvert les yeux, je me suis trouvée recroquevillée sur le trottoir désert, abattue. Autour de moi gisaient tous mes papiers et documents déchirés. Le fruit d’années de travail et d’acharnement pour les obtenir, réduites à néant par deux de mes supposées sœurs. (La lumière se dirige sur Julien, le visage humide, en larmes. La fin de Le bruit qui court de Nekfeu est lancée.)
Paroles de la chanson :
Les nuages sont bas, la pluie est violette
Les gouttes frappent les balcons puis les volets
Un rayon blanc transperce le prisme
Et, dans ses iris
Le reflet d’un arc-en-ciel noir se brise
Elle pleut.
Scène « Seconde Apocalypse » de Léna Calaudi
Dans cette scène, l’immeuble dans lequel habite Esha prononce un long monologue afin de la dissuader de ne pas se laisser tomber dans une fin pressentie tragique.
Hélas, l’air ne t’a pas embelli ni adouci l’esprit. Ce tapis sous tes pieds ressent non ton poids physique mais le poids de toutes ces pensées sombres qui détruisent ton âme. Au contraire, ose, ose ! Reste ! Insiste ! Persévère ! Ne le fais pas seulement pour toi mais pour toutes ! Tu n’es pas quelqu’un de différent en considérant d’où tu viens mais quelqu’un de différent selon tes goûts, tes envies, tes sentiments ! Ô Esha par pitié pose, lâche, recrache ce poison qu’est l’alcool qui te cuit peu à peu et finit par mettre en cendres tes pensées les plus déterminées ! Non, non tu n’as pas besoin d’être plus grande, d’avoir la même peau, les mêmes yeux, démarque-toi donc de ces clones, montre que tu vaux quelque chose ! Esha écoute-moi, fais donc taire ces abeilles qui bourdonnent dans ton esprit et qui, avec un délice infini, butinent peu à peu tes rêves les plus profonds ! Marche ! Accélère ! Saute ! Vole pour rejoindre tes passions. Toi aussi lis, crée, écris, intéresse-toi à ce qui vaut le plus pour toi. Toi-même tu l’as vu, les RER submergés d’urine, la violence, les insultes, le jugement ! Non Esha, tu ne le mérites pas, toi comme personne. Pose cet élixir empoisonné censé te faire oublier tes problèmes ! Relève-toi ! J’ai le pressentiment que tu vas t’écrouler… Le blond ne t’ira pas, non le carré ne va pas t’embellir, non la mèche ne te donnera pas meilleure allure. Ne blanchis pas ta peau, n’agrandis pas ta taille, ne change pas ton sang. Esha écoute-moi ! Ne crève pas tes yeux ! La flamme Esha, la flamme comme ton désespoir, s’agrandit et occupe tout l’espace, ton corps et la pièce ne font plus qu’un. Tes sublimes rideaux se font engloutir par la forme jaune à la fois mortelle et étincelante, mais là voilà si droite, si ample devant toi, mais c’est une flamme ! Non, l’air ne te sauvera pas. Ne reste pas ici même si tu ne veux pas retourner là-bas ! L’air de la fenêtre ne te sauvera pas… Maintenant, tu brûles, tu brises, tu supprimes, tu renies ta magnifique existence. Malheureusement, regarde ce qui advient de ce qui tombe des yeux, des mains, du désir : la flamme du monde t’a retenue prisonnière et voilà qu’elle a su doucement agir contre toi, pour soigneusement t’emporter dans l’antre du silence.
Scène « Le Feu » d’Eléonore Lanchec
Esha est allongée au milieu de la scène, un espace presque entièrement nu, excepté un tapis sur lequel elle est allongée et une petite table, où un verre à vin, une bouteille de vin blanc et une bougie reposent. Elle commence à rire, seule dans la pièce.
Mais dans quel monde vivons-nous ? Me voilà ici, dans mon salon, seule, venant à peine de me faire agresser en pleine rue, sans que personne ne bouge, sans que même la police n’ai eu la peine de prendre ma plainte dans les temps. (Elle hausse la voix.) Mais dans quel monde vivons-nous ? Je me tue à essayer de rendre ce monde meilleur. (Elle crie de plus en plus fort.) Je me tue à enseigner au quotidien des valeurs qui me tiennent à cœur à des insolents. Je me tue à me fondre parmi tant d’autres pour éviter tout racisme. Tout cela pour quoi ? (Elle baisse le ton d’un coup.) Une lutte vaine qui m’épuise de jour en jour. Alors je résiste, jusqu’à n’en plus pouvoir, puis je sombre. (Toutes les lumières s’éteignent. Esha allume la bougie. Les lumières se rallument.) Il doit forcément y avoir un lien dans tout cet amas. Un pont parmi deux rives distantes. Le fil conducteur parmi les innombrables péripéties d’un roman. Une constellation parmi tant d’étoiles. Ce lien je n’en aurai jamais le secret. C’est la société qui en a décidé ainsi. Tout est décidé par la société. Et le seul moyen pour moi de survivre, est d’accepter son autorité. (Elle se sert un verre de vin et allume une cigarette. La chanson Cry par Cigarettes After Sex est jouée. Esha commence à danser lentement tandis qu’elle pleure. Les lumières se tamisent. Esha chante, puis boit encore. Elle se sert plusieurs verres tout en chantant. Les bougies commencent à faire des flammes de plus en plus grosses mais Esha tourne le dos aux bougies. Esha commence à rire avec folie puis elle s’effondre d’un seul coup. Les lumières s’éteignent. Les rideaux se ferment.)
Illustrations de Louann et Mitia, élèves de seconde 4