Scènes théâtrales /2
Pour les lecteurs du roman Apatride de Shumona Sinha, il s’agissait ici de transposer des descriptions et des passages narratifs dans l’univers théâtral. Mais qui va-t-on faire parler ? Qui prendra la parole pour défendre un personnage, l’accuser, ou témoigner d’une scène à laquelle il a pu assister ? L’exercice a permis aux élèves de traduire intérieurement une atmosphère si étrange, qui semblait n’appartenir qu’à l’auteur...
Textes : Jeanne Charrin, Manon Boncorps, Mathilde Crouzet, Andrea Nicolaï, élèves de première 2 du lycée René-Cassin à Arpajon.
Illustration : planche de roman graphique d’Eléonore Lanchec, qui s’est intéressée à un extrait marquant du Testament russe, scène d’attraction / répulsion qu’on retrouve également dans Apatride.
Scène – Comme ça
Il m’a regardée, ce visage étonné devant moi, dans le reflet du miroir, comme s’il n’attendait pas de commentaire de ma part. Encore et toujours ce même visage, un visage qui en disait beaucoup. Cette même expression que je percevais à chaque fois que j’ouvrais la bouche pour m’exprimer. Oh, il en disait long ce visage. Un visage arrogant, puissant, supérieur. Un visage que l’on imaginait avec le menton relevé, avec le regard obscur, une bouche neutre, une posture imposante, et toujours cette même aura. Une aura sombre, lugubre, tellement sinistre… Une aura qui n’était pas abordable, pas agréable, c’était comme si je repoussais chaque œil qui me dévisageait. Parce que oui, c’est une aura qu’il faut dévisager, ou qu’il faut éviter. Hargneuse, horrible, vicieuse, voilà comment elle est décrite. Et ces yeux dans la rue, oui, ces yeux-là, toujours s’agrippant à moi. Ces yeux que je connais si bien, qui ne veulent pas de mon sourire, mais plutôt mon silence. Qui veulent juste que je me taise, que je ne m’affirme pas, que je ne m’exprime pas, parce que c’est ce qu’il faut faire, parce que c’est écrit, parce que c’est comme ça. Rébellion, révolte, contestation, voilà les mots qui vibrent à l’intérieur de mon esprit. J’essaie chaque jour de les enfouir, de les refouler, mais toujours ils reviennent, de plus en plus forts, de plus en plus proches. Et chaque jour, ils s’énervent contre moi, contre Mina, parce que Mina ne fait rien, parce qu’elle ne dit rien, parce qu’elle ferme les yeux, parce que c’est ce qu’il faut faire, parce que c’est écrit, parce que c’est comme ça. Mais les mots qui redoutent ce visage, qui redoutent cette aura, qui redoutent ces yeux, se battent chaque jour pour qu’enfin, Mina se lève de cette chaise, regarde autour d’elle, prenne un très long souffle, crie, et enfin... enfin s’exprime.
Jeanne C.
Scène (chapitre 18) – L’aube laiteuse
Je ne suis plus Mina, un prénom si joli ! Qui aurait pu imaginer l’horreur que j’ai vécue ? Moi une fille simple, banale, une fille de plus, un visage qu’on croise dans la rue. Je me souviens être rentrée inquiète de ne pas avoir de nouvelles de Sam. Lui qui m’a promis le mariage. De là-haut, je me demande : pourquoi moi ? Pourquoi de nous deux suis-je la seule à subir le déshonneur ? Sur le chemin, deux hommes m’ont accostée. Ils m’ont dit des choses horribles que je ne peux pas nommer. À cause de l’enfant que je porte. Celui de Sam. C’est la première gifle que m’a donnée la vie. Je me suis enfuie terrifiée. J’ai couru, trébuché et me suis relevée. Je suis enfin chez moi. En pleurs mon père m’ordonne de quitter la maison. C’est la deuxième gifle. Je me souviens encore être allée au lac faire ma toilette. J’ai eu à peine le temps de faire quelques pas sur la rive, quand un homme en souriant m’a bloqué le passage. Aucune échappatoire. Je les revois très nettement. Des dizaines d’hommes sortent des buissons. Je crie mais il est trop tard. Ils viennent de plonger. Je suis humiliée, tabassée, violée, brûlée, enterrée. C’est ce qu’on lira demain dans les journaux. J’ai fermé les yeux pour que la mort vienne plus rapidement. Elle m’a accueillie comme la mère que j’aurais voulu avoir. Elle me berce lentement, loin de ces horreurs.
Manon Boncorps
Scène (chapitre 21) : Autant en emporte le vent
La scène se déroule le soir dans une cour. Un petit groupe de personnes est réuni autour de lampes halogènes. Au centre se trouve la gent masculine : Sam, son grand-père, son père, ses oncles et le père de sa future fiancée. Derrière eux, se trouvent les femmes des deux familles.
PÈRE DE LA FUTURE FIANCÉE (assis confortablement dans un fauteuil, très satisfait) : On vous offre une bicyclette !
SAM : Je veux pas de bicyclette ! Je veux une moto.
PÈRE DE LA FUTURE FIANCÉE (d’un air hautain) : Mais t’es tout maigre ! Tu ne pourras pas tenir une moto, tu es une petite allumette !
Sam baisse la tête, honteux et sa sœur se met à rire.
GRAND-PÈRE DE SAM : Ok, on va couper la poire en deux. Ce sera un scooter.
PÈRE DE SAM (d’un air amusé) : Tu t’envoleras avec le vent, mon grand !
Sam sourit après que son père lui a donné un coup de coude. Le groupe discute ensuite de choses sérieuses, concernant le partage des biens et le prix de la dot.
PÈRE DE LA FUTURE FIANCÉE : Sam n’avait-il pas une cousine retrouvée brûlée vive il y a deux mois ?
Un grand silence se fait dans la petite cour. Longues secondes. Puis la discussion reprend comme si le beau-père de Sam n’avait pas parlé. Sam se lève, quitte la réunion sans un mot.
SAM (qui s’est éloigné du groupe) : Si seulement j’aimais cette fille qu’ils veulent me faire épouser. Mais je t’aime encore Mina !
Sam s’assoit sur une marche et commence à fumer. La tristesse envahit son visage. Il commence à dessiner sur le sol, un cœur avec le prénom de sa fiancée. Puis il l’efface brutalement et se met à pleurer, en silence.
Mathilde Crouzet et Andrea Nicolaï