« Science » fiction ou « auto » fiction sont des partis pris.

Edith Soonckindt : Laurent, je t’avais interviewé, il y a des années de cela, à propos de de ta belle carrière d’écrivain d’autofiction, et l’article avait beaucoup plu à l’époque. Qu’est-ce qui t‘a poussé soudainement (en apparence) à changer de cap ?

Laurent Herrou : Merci, Edith, pour ce beau souvenir. Je me souviens avoir commencé la rédaction des Enchaînés à Bruxelles, probablement après avoir terminé une autofiction, possiblement la réédition de Cocktail, chez Jacques Flament (2018). L’une de mes amies avait retrouvé des dessins que je faisais sur les bancs du lycée, des personnages des Enchaînés, et me les avait envoyés — à cette époque, je voulais faire de la bande-dessinée. Je m’étais rappelé l’histoire que j’avais inventée alors et m’étais demandé si ça tiendrait la route par écrit, plus de trente ans après. C’était un challenge, en quelque sorte.

E.S. : Pourquoi avoir choisi la science-fiction, qui semble être à des lunes de l’autofiction ?

L.H. : Les Enchaînés retraçait l’histoire d’un groupe d’amis (les miens) qui découvraient qu’ils possédaient des pouvoirs. J’étais un lecteur assidu des X-Men qui, outre le fait qu’ils étaient des mutants, devaient composer avec leur différence dans un monde qui ne les acceptait pas. Je grandissais moi-même, homosexuel, dans un monde où être différent n’allait pas de soi, aussi il y avait une corrélation nette, presque une « autofiction » (mais le terme n’était pas populaire alors), entre la vie de ces héros et la mienne. Écrire cette histoire en 2018, ce n’était pas de la science-fiction : c’était replonger dans mon autofiction de jeunesse, et la porter au degré supérieur, si je peux dire.

E.S. : Dirais-tu qu’il n’y a pas si grande différence dans ces deux façons de raconter le monde, « au bout du conte » ?

L.H. : J’aime beaucoup les « contes », tu le sais, comme la mythologie, les légendes, je m’en inspire énormément. Ils, elles racontent le monde depuis la nuit des temps. L’autofiction, qui fait de soi un personnage de livre en même temps que l’écrivain du livre en question, est une manière de tendre un miroir à l’autre. Parce que nos vies s’articulent sur les mêmes schémas, des désirs semblables, communs. Raconter sa vie, c’est raconter le monde autour de soi. Qu’importe que ce soit une fiction ou une autobiographie, voire les deux : les X-Men parlaient du racisme, du rejet de l’autre, du fascisme. « Science » fiction ou « auto » fiction sont des partis pris, rien de plus.

E.S. : En deux mots, peut-être trois, peux-tu nous résumer la trame de Le Monde nouveau ?

L.H. : Le Monde nouveau s’ouvre à Wuhan en 2031. Le monde tel qu’on l’a connu a été bouleversé par des événements qui n’avaient en apparence rien à voir les uns avec les autres : les épidémies de 2020, les catastrophes climatiques, l’incendie de Notre-Dame de Paris, les mutations dans la population. Lilith, une mutante qui a le pouvoir sur le Feu, établit sa Révolution Qui Brûle en Chine et terrorise la planète. À la Surface, la Fraternité Internationale (une alliance est-ouest qui s’est formée suite aux bouleversements suscités) cherche à comprendre le nouvel équilibre, voire le déséquilibre, dans lequel humains et mutants s’affrontent. Justine Redsalt, une jeune traductrice qui travaille pour la Fraternité et qui n’a pas de pouvoirs, échappe à un attentat fomenté par les sbires de Lilith. Elle s’enfuit vers les Mondes d’en Bas, où les mutants persécutés à la Surface se sont réfugiés pour survivre, et ce faisant, rencontre son passé — notamment le lien qu’elle a avec la Glace, l’ennemie originelle de Lilith.

E.S. : Je sais que tu es fan de nombres de séries de SF, de fantasy et apparentées sur Netflix ; est-ce que ceci explique cela ?

L.H. : Il y a quelque chose qui s’est développé en effet dans les séries, ces dix dernières années, pas nécessairement dans le genre que tu cites mais de manière plus globale : c’est combien la série « marche » par chapitres. Chaque épisode s’attachant à un personnage avant de les réunir pour le final, ou tissant habilement une trame entre différents destins, pour « raconter le monde » (pour reprendre ton expression). Je me suis rendu compte en effet que je « lisais » Netflix (ou autre) plus que je ne le regardais. J’en décortiquais la structure, les dialogues, la qualité, l’exigence aussi — à y réfléchir cela date de plus de dix ans (je pense à des séries comme Six Feet Under, par exemple, qui est une œuvre magistrale). J’ai eu envie d’appliquer cette règle aux Enchaînés d’abord (ce premier livre commencé en 2018), puis au Monde nouveau, qui est une suite des Enchaînés, se nourrit de sa mythologie (la convoque en tout cas, comme d’un terrain nécessaire pour raconter une histoire postérieure).

E.S. : Penses-tu que les lecteurs qui aimaient lire Herrou l’auteur d’autofiction vont te suivre dans tes nouvelles aventures ?

L.H. : C’est une vraie question. Il y a un risque bien entendu, que le lecteur d’autofiction se dise qu’il n’aime pas la fantasy, par exemple, et qu’il ne s’y aventure pas. Ce sont des phrases que j’entends déjà, à propos du Monde nouveau, de la part de lecteurs qui m’ont lu auparavant. C’est difficile de les convaincre que c’est la même chose, parce que ce n’est pas évident de prime abord. Mais je veux bien croire que certains s’y risqueront, et seront surpris de le découvrir.

E.S. : Ou te réjouis-tu de séduire de nouveaux lecteurs ?

L.H. : C’est l’autre versant de la pièce : la catégorie « fantasy » (ou « science-fiction » ou autre) ouvre un tout nouveau public. Qui lui aussi peut se retrouver dans mon travail, en « terre connue » si je peux dire (le futur, les pouvoirs, les mutants), mais peut aussi être décontenancé par mon écriture intime, intérieure. Stéphane Marsan, ancien éditeur chez Bragelonne, avec lequel Le Monde nouveau s’est construit en partie, disait des Enchaînés : « C’est les X-Men qui rencontrent le Nouveau Roman ! » Je trouve que ça ferait bien sur un bandeau — si l’auteur de la phrase m’y autorise.

E.S. : La France adore catégoriser ses écrivains. Tu ne crains pas que cette diversification te porte préjudice ?

L.H. : Lorsque l’on naît homosexuel, lorsque l’on est différent, on finit par ne plus craindre les préjudices : qu’on le veuille ou non, il y en aura.

E.S. : Je crois savoir que ce livre fait partie d’une trilogie. Je suppose donc que tes prochaines publications suivront de manière régulière ? Tu as déjà leurs titres ? Et d’ailleurs, cette trilogie elle-même a-t-elle un titre ?

L.H. : La trilogie a repris le nom du premier livre, de la première tentative : Les Enchaînés. Le Monde nouveau en est le tome 1. Le tome 2, L’Étincelle, reviendra sur la mythologie (c’est en partie ce que j’appelle « la première tentative », une composition à partir des textes écrits depuis 2018) : il devrait paraître courant 2025. Le tome 3 reprendra l’histoire à la fin du Monde nouveau : je me réserve encore le droit d’en changer le titre, provisoire à ce stade de la rédaction.

E.S. : À l’avenir, tu penses continuer à panacher ta production, ou tu n’as pas d’idées arrêtées sur le sujet ? Après la trilogie, peut-être partiras-tu vers des horizons littéraires encore tout autres ?

L.H. : L’avenir se joue à dates fixes (les 30 juin et 7 juillet prochains en France, par exemple). Pour des raisons personnelles, 2023 a été une année de redéfinition, qui a ouvert sur des bouleversements brutaux, certains positifs, d’autres douloureux. Mon travail se nourrit de ce qui m’arrive et de ce qui arrive autour de moi, même dans la fiction : en cela, je reste un auteur d’autofiction et ne m’interdis rien, littérairement.

Merci, Edith !



Laurent Herrou écrit et publie depuis 2000.
Reconnu dans le domaine de l’autofiction (Les enjeux de la chair dans l’écriture autofictionnelle, EME Editions, 2017, Louvain-La-Neuve), son travail interroge tout autant le quotidien que le geste d’écrire lui-même, ses rites, sa nécessité, son impératif.
Il vit entre l’île d’Oléron et le Berry avec son mari.

Universitaire française, Edith Soonckindt vit, lit, écrit et traduit à Bruxelles, après une vie nomade entre cinq pays où elle a exercé cent un métiers, que ce soit caissière de cinéma, chanteuse de rues ou chargée de cours. Récemment, elle a traduit Le Chardonneret, de Donna Tartt, Pulitzer 2014. Elle aime Duras et Modiano, le chocolat noir, la musique baroque et les jours de pluie. D’autres informations essentielles la concernant sont à glaner sur le site qui porte son nom.

24 juin 2024
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