Félicia Mariani | Caudalie poétique
"tenir dans la langue :
je veux dire la sensation en bouche :
pas la taille du contenu"
Tels sont sont les mots qui ouvrent la poétique et riche " construction d’un igloo" de Pascale Petit, aux éditions Lanskine.
On pense à la caudalie, cet indicateur subtil, qui mesure en secondes la persistance des arômes du vin en bouche, sur le palais.
Pour cet ensemble de poèmes, la caudalie poétique serait, pour chaque vers, de quelques poignées de secondes, quelques minutes, voire plus : une persistance résiduelle qui vous accompagne toute la journée. Et qui revient en mémoire, bien après la lecture, à l’occasion d’un événement, d’un mot, d’une lumière particulière.
"mâchez du chewing-gum pendant la solitude".
La poète nous distille ses conseils poétiques et doux, à la manière d’un "tutoriel poétique", en clin d’œil, "en langue des mots" avec une touche d’humour, de mélancolie, de gourmandise aussi.
"à un moment une voiture vous attendra sur une route/ donc vous devrez aller quelque part"
("c’est vrai que tout est toujours pareil aujourd’hui")
On se retrouve, comme souvent dans les écrits de Pascale Petit, dans un lieu indéterminé, pour une destination inconnue, à un moment indéterminé. Cette incertitude énigmatique flotte mystérieusement au dessus de chaque poème, comme un petit nuage, métaphore diffuse de notre existence sur la Terre, cherchant un endroit où se poser, une chose à faire ou à rêver.
Souvent, la forme même du poème nous embarque : on monte sur la colline-poème en forme de petit triangle pour nous aider à gravir les marches et "devenir oiseau bleu flou". Nous le voyons bien, cet oiseau "bleu flou" : si vif, extraordinaire et rapide qu’on n’en croit pas nos yeux, la couleur a déjà fui, le mouvement la floute, et s’envole avec nous.
"vous flottez dans les airs des oiseaux
vous ne savez pas vous ne savez pas comment tourner"
L’imagination nous emporte, on voit un oiseau essayer de faire demi-tour dans l’air, ou tourner sur lui-même, en plein vol : mais il n’y arrive pas, il est en plein désarroi. En deux vers, voilà toute l’humanité désemparée devant sa vie. Et ça nous laisse rêveur ! Voilà, ça y est, on est parti !
On peut lire les poèmes séparément mais parfois si on les suit dans l’ordre, ils nous entraînent dans une séquence, un mouvement, un cinéma intérieur.
À "Si vous voulez voler" répond "imaginez un navire".
En face de l’oiseau "devenir oiseau bleu flou" le poème suivant nous invite à "écouter le coeur du ciel"
On passe de l’oiseau aux nuages ("après le poème sur certains nuages"), avec le blanc de la page autour qui concentre tout sur ce qu’a "écrit un zèbre", et on est emporté par toutes les formes de nuages (certains sont rayés !) qui font penser dans le ciel à tous les animaux de la Terre.
On vole de l’oiseau aux nuages, puis au lac, qui les reflète aussi !
Parfois un vers répété nous fait relire le vers précédent : est-ce le même ? oui, mais pas tout à fait, car il transporte tous les autres lus avant, il est plein des formes de tous les nuages, et du ciel et du lac, que la poète nous invite à écouter.
Alors on colle son oreille au ciel, et on entend tout !
Le poème est tout petit dans la page,
c’est un point de focalisation, comme l’appareil photo "fait le point" dans le viseur : c’est là que ça se passe, écoutez, regardez.
La poète pratique l’impératif doux, les instructions pas à pas pour nous aider à se débrouiller avec la vie : dépêchez-vous/excusez-vous par des rêves/restez fous de fleurs
Les conseils poétiques se veulent apaisants
"vivez avec la confusion en toute tranquillité" malgré ce qui est "difficile à comprendre". On pense à Rilke qui conseillait au jeune poète de "vivre ses questions", mais chez Pascale Petit, ce conseil se double d’une petite ironie en coin, pour certains ouvrages de "développement personnel".
On sent aussi une mélancolie sourde, derrière le feu "d’une belle vallée en automne", mais on garde à l’esprit ce geste doux de caudalie poétique, qui court de poème en poème :"ne tombez pas".
On voit même passer une sorte d’injonction adressée... aux étoiles : "debout les étoiles !" Ces trois petits mots et leur point d’exclamation si explosifs, kaleïdoscopiques : les étoiles se lèvent immédiatement alors, palpitent de partout au-dessus de nos yeux émerveillés.
Mais le plus souvent, les mots n’opèrent pas tout de suite : le poème nous donne des clés, mais qui ne marchent pas immédiatement dès qu’on les lit. Comme les "paroles gelées" de Rabelais, pour qu’elles vivent en nous, il faut les réchauffer de nos mains, de nos yeux de lecteur : ça prend un petit temps délicieux... au cœur de l’igloo !
Et n’oublions surtout pas de dire que Pascale Petit s’amuse avec les mots ! Elle s’amuse vraiment, ça se sent, ça se lit, ça se sourit !
"le service amical est notre priorité"
Le poème intitulé "une des plus belles chutes du monde" est une sorte de publicité poétique. Ces deux termes paraissent bien contradictoires, et ils le sont ! Mais sous la plume de Pascale Petit, un prospectus publicitaire devient poème (humoristique, oui, mais pas seulement) et la chute est si belle, vraiment (je ne dis rien pour ne pas divulgâcher !)
L’auteure collecte les phrases de notre environnement immédiat, qui promettent monts et merveilles pour améliorer notre bien-être. Puis elle les met en scène, les fait tourner, les bouscule un peu, les interroge, les remue, les ironise, les modèle telle une argile, une matière poétique :
"bains à remous et d’autres bains à remous", "chaises berçantes et vue sur la montagne" (vous la sentez, cette vague de détente, là ? Effet coolifiant garanti).
Tous les poèmes foisonnent d’images vivantes parlantes sautillantes. Le poème intitulé "la photographe" concentre l’entièreté de l’expérience photographique. Dans le viseur de la photographe-poète on lit la vie, la joie, les enfants, le jeu, et ce moment précis où se mettent en place concrètement les "souvenirs de pointe" qui percent à jamais la mémoire : " les petites fleurs du fond/venez devant".
La mémoire est convoquée dès qu’un mot est prononcé, car le coeur du mot bat aussi au rythme des mots passés. "Comment arrêter la gomme" nous invite à nous poser un moment sur la polysémie et l’effacement des mots, sur l’oubli volontaire, la mémoire involontaire, les habitudes délétères.
Parfois certains vers nous arrêtent au beau milieu de la page :
"qui est à la fenêtre du vent" ? En anglais, le mot fenêtre (window) vient du vieux norvégien "vindauga" (vindr /vent et auga/œil) qui signifie précisément cela : l’œil du vent. C’est l’œil du vent qui est à la fenêtre !
Tout au long du recueil, des questions nous interpellent : insolites, amusantes, philosophiques (ou les trois à la fois !)
" Savez-vous ce que deviennent les fleurs coupées ?
papillons aux arbres/qui va faire marcher les ailes dans le dos ?"
Ces questions se pressent dans la conscience, activent la caudalie poétique.
On lit aussi de la métapoésie chez Pascale Petit : mais oui ! À l’intérieur du poème se cache parfois une question sur la nature du poème, un commentaire sur les poètes ainsi qu’un mode d’emploi de lecture : ça fait beaucoup pour un petit poème ! Mais attention, parfois, un poète est un "chauffeur de camion"qui "croit qu’il peut ainsi tout transporter" ! Et comme l’image qu’on découvre après avoir bu sa tasse de thé, au fond du poème : un sourire.
Parfois, il n’y a pas de phrases au sens grammatical du terme. Mais mille phrases se déroulent, tant de phrases et d’histoires retenues par les filets élastiques de quelques mots juxtaposés. Ils se côtoient, se considèrent, se reflètent, interagissent.
"été de pierre d’étoiles
papillon chagrin
larmes d’été
distance poussière"
Pascale Petit place les mots comme des pièces sur un échiquier : les combinaisons sont multiples, précises. Chaque mot ricoche sur l’autre et emporte un peu du mot d’à côté un peu plus loin avec lui, dans un espace nouveau, qui s’ouvre encore. Par osmose, capillarité, proximité sémantique ou sonore. On voyage.
"dos de marin cachant la mer
rêve de routes et de ruches
fleurs qui grimpent aux arbres
été doux merci"
(matières d’amour/exercices)
Vous l’aurez compris, cet ensemble de poèmes fourmille d’images et d’idées, de "pumpkin idées" selon les mots de la poète, ces citrouilles évidées, découpées, illuminées de l’intérieur qui nous sourient dans la nuit.
"un sourire envoie un message
il augmente le plaisir de l’incendie"
Pascale Petit nous invite à sortir "de sa combinaison" (de cosmonaute ?) à redescendre sur Terre, regarder "des poissons de poètes" "émus par la pluie" ; à ôter les habits qui font écran à l’intensité de la vie, de la langue poétique, à sentir son effet tonifiant et enivrant directement sur la peau, sous la pluie, dans l’eau des rivières, l’immensité de la mer.