Sophie Loizeau | La Broderie de l’oiseau
– Hier soir j’ai tué un oiseau avec la voiture.
Sa voix est la première à rompre le silence – pas du tout sa voix lente, à peine éclose du matin. Elle claque dans le silence de la chambre. Pier et Ania ne vivent pas ensemble la semaine, et Ania préférerait se rendormir sur le mal entendu de cette voix inconnue. Mais le corps de son mari ne peut être ignoré, inapaisé, si intensément tendu contre son corps abandonné à elle
– Un oiseau roux assez gros. Je n’ai pas pu l’éviter, il volait bas, il s’est jeté dans mes roues. Le choc quand je l’ai percuté, le craquement de ses os, tout ça n’en finit pas de retentir.
– Viens là, elle passe ses mains autour de sa poitrine et autour de sa tête. Les blessures intérieures devraient être soignées comme les blessures physiques – nettoyées, désinfectées, bandées – pour qu’on les voie. Les blessé/es au cœur et à l’âme sont aussi à plaindre et à cajoler que les blessé/es au genou. Sur le pansement frais une fleur rouge s’épanouit déjà.
– Maintenant je porte, en plus de moi, un petit fantôme d’oiseau dont je n’ai pas pu reconnaître le corps. Lorsque je me suis arrêté plus loin, il n’y avait rien, où j’étais persuadé du sang, des plumes, rien. La pluie avait tout lavé. Je pense à un faisan, à plus petit qu’un faisan, à une poule faisane.
– Ça ne m’étonnerait pas, ils sont élevés pour la chasse, ils sont désorientés, ils errent au bord des routes. Ils s’envolent au dernier moment.
– Je suis malheureux de l’avoir tuée. Je souffre de croire que la hiérarchie des êtres vivants est une illusion. Je dois relativiser. Tuer un oiseau n’est pas comme tuer un être humain, sinon je deviens fou.
– Névrose ou vérité ?
– Comme tu dis ça !
– Un excès de culpabilité dans ton cas, peut-être... C’est tout ce que je dis.
– Bien sûr, personne ne va me demander des comptes pour ce meurtre involontaire, tout s’est passé entre elle et moi – entre moi et moi. Je ne peux pas me résoudre à me cacher derrière ce n’est qu’une bête ou un oiseau vaut moins qu’un mammifère. Je pourrais bien me punir moi-même.
– Tu le fais déjà.
– Cette vie que j’ai ôtée est comme un engrais, elle fertilise la mienne, tout de suite après je pense qu’elle m’alourdit, qu’elle m’encombre. Qu’elle m’entache. Je suis comme le chat assassin. Tuer est dans ma nature.
– Nous avons des voitures, les animaux traversent les routes. C’est le choc de deux mondes.
– J’ai noté ce jour funeste de la mort de l’oiseau. Je suis retourné sur les lieux. Aucune trace. J’aurais aimé voir son corps, être capable de le nommer, ça m’aurait aidé.
– Allons, ce n’est pas de ta faute !
– Il a surgi depuis les fourrés à droite, je n’ai rien vu venir. Je n’ai même pas freiné, j’étais pétrifié, tu sais, je croyais que je rêvais.
Il demeure immobile, sa voix occupe le silence tandis que son esprit tourne autour de l’idée, tourne furieusement autour de l’idée du meurtre de l’oiseau pour s’en défaire. Cherche une issue qui le délivrerait et le rendrait à lui-même. Il n’est pas du tout certain que l’oiseau ait été tué. Rien sur le pare choc ne l’atteste. Il a pu rejoindre le bas-côté, touché puisqu’il a l’entendu se cogner, oui, mais avec encore la force de traverser et de trouver refuge.