Sophie Loizeau | La Broderie du loup

La voici logée à la même enseigne
que la bête
trous d’oreilles à l’air
et survolée des avions

Contrariant leur projet Nuit
de la forêt avec à son cou,
phéromonal, attractif un collier
pro-loup –
un vient

Trottinant un jeune loup gris
de la lignée italo-
alpine
décontracté
déjà sur de longues distances
par elle attiré, Ania des loups

Plus de balades, concerts
de chuts en rond excités sous l’arbre
de la chouette

Le loup a été tué pourtant
deux autopsies pour conclure à
son meurtre de sang-froid alors qu’il allait
déboussolé plutôt que
« décontracté »
pour Ania c’est un accroc
à son ouvrage cette
fausse
interprétation

Le loup retrouvé mort se lève de son cadavre et rembobine.

Pas vil loup, loup noble, de haut lignage. Ania écrit dans des poches, des enclaves, de caches en caches.
Le loup principal.
De milieux en milieux.
Fantomatique.
Un loup gris ultra contemporain.
Natif.

De son périple des Alpes jusqu’à Rambouillet, Ania ne se rappelle pas grand-chose. Ce qu’elle ressent comme siennes, ses frustrations, devant l’impossible voyage d’une traite sous le couvert des arbres, devant les bois stoppés net. Il a dû développer des trésors d’imagination pour contourner et filer néanmoins son train. A la recherche éperdue d’une compagne. La nuit, il y avait bien quelque fois des chants, le type même de chœurs rabougris auxquels il ne voulait pas être mêlé. Qui provenait d’un parc, de loups en semi-liberté.

Entrant dans un tunnel [1] un jour, structure ingénieuse et belle, en bois, tissé par plaque, il crû avoir trouvé la fin – ce n’était qu’un passage plus sophistiqué. L’œuvre qui voulait le voir déboucher là, dans des forêts rêvées. Un immense attrape-rêve.

La culture l’éblouit.
Car les hommes ne sont pas les seuls à rendre et à façonner la nature, lui aussi est paysagiste, peintre. En chassant le cerf, le sanglier, il reboise et redessine les espaces.
Conservateur, il promet aux jeunes pousses un avenir. Son intervention est culturelle autant qu’innée.

Contre-culture, dira Ania.
A la tête de ce mouvement éco-progressiste – pour une cohabitation avec lelouplourslelynx – ce jeune loup libre, pas échappé d’un parc, pas prisonnier et qui avait berné jusqu’ici
sur son passage
les mâles blancs embusqués avec fusil.

En tant qu’emblème du sauvage, il avait tout pour réussir, ce loup.
Emblème contre emblèmes mais, car les andouillers étaient l’attribut des mâles, les défenses – et pas des femelles.
Des trophées elles n’ont cure
de la dépouille du loup
qu’elles ne suspendront pas à la potence.

Le loup a conscience de soi-même. Blessé par le monde moderne, il tente de survivre. Exactement comme certain/es d’entre nous, plus sensibles et plus éveillé/es, enfant/es. Partageur/ses.

Son retour par l’Italie, après son extermination en France à la fin des années trente, est de son fait. Faits d’armes, son retour au pays. Fallait-il être sacrément gonflé ! C’est qu’il était là bien avant nous.

Elle brode sur le loup, il est son fil maître, son fil retors. Même décédé, il rayonne, c’est son taf, à Ania, de faire rayonner la présence du loup dans ces forêts péri-urbaines fragilisées, parcellaires, meurtries. De le faire passer par des chas, les musées, les chapelles, les moulins. Pour le voir ressortir à la lumière plus chargé de lumière encore.

Elle l’a senti venir en elle grâce à la magie du collier. Elle et le loup sont une seule et même personne souvent, trotte à travers les derniers morceaux de forêts, raccommode.

Ce que l’art a à dire au loup ? Les paysages peints des peintres, à part profondément entrer et se repaître des deux biches qui sont là [2], du sanglier [3], de la vache tachetée qu’on aperçoit à peine, à gauche en bas [4], et coucher dans les repères, et manger l’agneau [5] sans conséquence des troupeaux, et béer aux corbeaux de Leite [6] et aux mésanges… La beauté l’émeut comme aux hommes.
Il traverse trois lieux rejoints par champs et par forêts – et aussi par la route de nuit : ses demeures ou points chauds :

Le jardin du Roi de Rome flanqué du Palais – sa venue dans le musée, le bruit de ses griffes sur les parquets. Le Sauvage s’invite. Il pénètre jusqu’au cœur des tableaux naturalistes. A la recherche des premières sensations frissonnantes : animal, vie, liberté !

Dans la forêt autour du Petit Moulin de Cernay [7], la ruine est son bivouac aux abords du ru vers lequel il abaisse son museau pour boire sans effrayer le héron. Il aime particulièrement ce pays de roches et de cascades. Pour l’étang des moines qui contient tous ces poissons. Les gens le perturbent, ils parlent fort, et laissent des détritus dont il n’a rien à faire – mégots, emballages, canettes…

A La Chapelle de Clairefontaine [8], il court en rond dans le petit jardin aux statues et tique devant les branchages du voisin en tas contre le grillage, et la poussière. Ça sent bon, la faim ne lui a pas été prise avec la mort, un fantôme de faim le taraude sans cesse. Il claque des mâchoires dans le vide, ce qui fait courir un vent de panique parmi les chèvres.

Il entre pour se rafraichir et voir l’art d’aujourd’hui. Oui, il a la curiosité de ce qui se crée depuis la fameuse colonie [9]. Des artistes qui comme lui avaient peint sur le motif et avaient su quoi faire de leurs vibrisses, chez eux intérieures. Aux sourcils et juste au-dessus des babines, quant à lui, et c’était ce qu’il y avait de plus perspicace et de plus sûr pour appréhender le monde et s’y mouvoir. C’est grâce à ces antennes sensibles, à ce don qu’ils peignaient tous. Et pas une miette n’était perdue.

Il tourne en cette triangulaire, mord aux leurres. Mord aux logos. Il se jette durement à la tête blanche du cerf du Parc naturel régional, et dans son triangle rouge, à la gorge du cerf noir bondissant qu’il croise plusieurs fois en revenant de La Celle-les-Bordes – épicentre où sa mort violente n’en finit pas de propager ses ondes.

Venu de Haute-Savoie, il avait trouvé dans ce massif forestier un habitat propice avec ses 14 000 ha.

Ania brode à partir du loup tué en mars en forêt de Rambouillet.
Le parquet de Versailles avait ouvert une enquête en mai dernier [10] pour destruction d’espèce protégée. L’éleveur d’ovins du coin avait dit, – je crains plus les chiens des promeneurs – secrètement épaté, qu’il ait pu y avoir un loup dans les Yvelines, si près de Paris, un loup ayant parcouru et franchi tous les obstacles – et triste, finalement, qu’on ait échoué à laisser vivre.

Un loup aptère pourtant, simple, pas l’un des taureaux ailés de Khorsabad. Un vrai loup terrestre, à mœurs humaines – famille / patrie (territoire).

Un loup tout seul, comme le mouton, comme l’étourneau tout seul, ça n’a pas de sens. Même si chez lui c’est moins troupeau que famille. Moins murmuration que suivre papa maman à la queue-leu-leu sur le sentier avec ses frères et sœurs célibataires en faisant bien attention.

A travers le feuillage, aux Vaux-de-Cernay, sur la pente, il/Ania surprend des hommes, les bras dans le ruisseau. Tête nue, elle reste debout derrière les bouleaux à observer, sans les quitter des yeux, elle commence à reculer en prenant garde aux feuilles que son corps pourrait faire bruire même mort, très lentement elle se retire. Et si ces hommes se retournent, qu’ils la voient, qu’ils grognent et crient, qu’ils se lèvent – elle aura tout fait pour éviter ça, et elle aura déjà tourné bride.

Quand elle a un moment, elle s’extasie sur elle, sur les subtils gris de sa fourrure. Fauve, brune aussi, blanche et jaune. Une délicate palette rien que pour sa robe.

Dans ses rêves pélagiques où la conscience se mêle au rêve se mêle à la vision, l’esprit du loup fait revenir de tous ces tableaux vus, photos, dessins, des scènes de forêts, d’étangs, d’arbres, d’oiseaux, en défilé, qui courent et qui tressautent à sa hauteur, et ça le fait gémir, les jambes sans repos. Les muscles de son cou se tendent, et sous ses paupières, ses yeux bougent et s’écarquillent.

Ania la Brodeuse a voulu en témoigner.
 Voyez, le kaléidoscope !

Du duvet de pigeon dans le pêle-mêle des images,
des rencontres (chèvres, moutons, pylône)
et son
portrait en pied, vieille photo volée au loup,
indigeste – ainsi dans les pelotes de réjection
les crânes et menus os de mulots.
Epinglée sur du liège, hors collection, elle voisinait incongrûment avec des cartes de naissance dans un bureau administratif à l’étage d’un des bâtiments, car le loup a fureté partout. S’il a l’air de consentir, son regard est plus circonspect que d’accord.

 Des éclaboussures de sang ici et là, voyez mieux,
à l’impact des deux balles reçues dans le buffet et qui l’ont trépassé.
Au flanc et à la poitrine.
En deux temps.
Deux morts.
Car sa plaie au flanc fut une mort
psychologique.

Du symbole là-dedans
de la blessure.
Lui qui était capable, en spécialiste, de démêler l’écheveau des effluves, les mauvaises des bonnes, celles dangereuses des autres… On l’avait eu comme un louveteau de l’année, un bleu.

L’assassin n’a pas été pris (a-t-il jamais été inquiété ?) D’une façon ou d’une autre, il le sera. Pour l’heure, le loup s’occupe d’engranger la beauté, c’est tout à son honneur.

Puis une fois, la rencontre avec des hommes orange – chasseurs, agents de l’ONF ? Ania qui voit par les yeux du loup – ses propres yeux – se renfrogne, elle se demande comment diable s’est-il fourré dans ce merdier d’une coupe de futaie irrégulière l’été, en dehors des clous, donc, en pleine période de reproduction et de nidification.
Ce chantier l’effraie tant qu’il panique. Alors, Ania prend les commandes et brode une sente tout crue, propice à son évasion, avec un fil rouge sang à travers la portion vivante de la forêt et l’en sort.
Tout spectre qu’il est, le loup ne sait pas toujours léviter ou traverser les portes. Son incarnation est si forte, si tangible qu’il peut encore pleinement jouir de ses sens. Ses coussinets ou la plante de ses pieds portent la marque des cailloux coupants du chemin, des tessons, et dans ses poils, il y a des bardanes. Ania l’en débarrasse aux haltes comme on épouille – leurs liens s’en trouvent renforcés.
Elle pose sa main sur son ventre, cet ancien geste plein et réconfortant de quand son ventre était gros. Au fond, rien n’a déserté.

Eviter la collision avec les papillons de nuit est l’obsession du loup. Ses prunelles sont si lumineuses qu’elles attirent à soi les noctuidés, et ceux-là sont sauvages. Il rabat ses paupières, court les yeux baissés, comme ceci, par égard.

Des délicatesses nouvelles lui sont venues avec la sortie de son corps – qu’on peut encore voir dessiné en creux à la craie par terre, vieille scène de crime. L’appréciation du paysage en fait partie : moins de variétés, de propositions pour la faune, des routes, des villes, mais un je ne sais quoi de pérenne, qui fait sortir en hâte feutre et carnet de l’havre-sac.

Le loup baguenaude. Tout l’intéresse. Il note tout.

En grimpant à flanc de forêts en fin de journée, derrière le Monument à Léon-Germain Pelouse, peintre, le loup change de végétations. Les aulnes des rives de l’étang ont cédé la place à la bruyère, aux chênes et aux bouleaux, et de hautes plantes chlorophylles préhistoriques, des fougères aigles, lui offrent ensemble un royal couvert.

On le surprend en train de mâchouiller des amanites, vautré sur l’un des grands grès éboulés. Les rennes de la toundra, qu’il a vus faire, en prennent pour halluciner.

Ô temps suspens ton vol !
Jusqu’à ce qu’on le lui gâche.

Plus pénibles que les voitures, les avions, néanmoins autorisés à survoler à basse altitude les paysages. Plus pénibles, à cause de la traîne de leur bruit dans le ciel qui dure longtemps et dans laquelle se prend la traîne de l’avion suivant.
Ça lui vrille les tympans.

Ses gestes de manifestant : se dresser sur ses postérieurs, se grandir, montrer les crocs et hurler à leur adresse en roulant des yeux. Un haka signifiant que des droits ont été bafoués. Le ciel – et la lune – ne devrait appartenir à personne, et donc, à ce titre, rester le bel idéal inaccessible de tout le monde.

Les peintres de naguère, avec leurs chevalets portatifs et leurs grosses godasses, eux qui venaient ici à pied souvent, n’auraient pas pu l’imaginer. La première motorisation de l’avion date de 1903. Une seule personne peut emmerder tout un village. Et on ne parle pas ici d’emmerder les animaux, ni les arbres dont on sait que le bruit, et également la lumière artificielle, peut altérer la santé.
Et quand passé l’avion avec sa traîne infinie arrive le bruit annonciateur d’une moto… En boucle, comme ça, toute la soirée. L’un après l’autre. Un seul type, peut-être, dans l’un et l’autre cas. Deux pauvres types jubilants.

En attendant, se boucher les oreilles n’est pas à la portée du loup. Qui pâtit. Mais il n’est pas comme l’arbre boulonné au sol, alors, il s’en va. A regret, parce que ce terrain escarpé, boisé, par endroits sablonneux – l’occasion de se rouler dedans, voluptueusement, et pour déloger les parasites –, nanti d’abris sous roche et d’eau était un peu un paradis.

Une jeune renarde trottine le long de la chaussée, le bitume est encore chaud et des créatures aiment ça – les rongeurs. Le loup les voit venir de loin avec leurs yeux phosphorescents, ces renards pas très aguerris et plutôt maigres. A croire que les adultes ont tous été butés. Par tir, piégeage, déterrage, poison, de jour, de nuit, l’été, l’hiver, sur décision préfectorale – ou pas. Personne ne sait combien il en reste. Si ça se trouve, le loup croise la dernière renarde.
Utilitaire, pourtant, elle mulote furieusement. En période de vaches maigres, le loup mulote pareil.

Entraperçu, vite fait, à l’orée de la forêt, broutant. Le temps de se dire, tiens un cerf, le loup avait tracé.

Après une station en lisière de prairies bien clôturées, à sourire aux brebis blackface qui paissent à la Noue, le loup revient à Rambouillet se reposer dans l’enclave du jardin de l’Aiglon.

Il fait le tour du propriétaire, regarde sous les massifs, s’assure qu’aucun intrus n’a pris possession des lieux en son absence.

Des volets que l’on claque à l’approche de la nuit, un pleur d’enfant, les derniers avions.

Il s’allonge et se force à rester tranquille.
Il referme sur lui sa queue, il ressemble plus que jamais à un lourd bracelet luxueux dans l’herbe, au pied du platane.

Deux, trois chauve-souris tournoient serré au-dessus du bassin en eau, noire pelliculée d’or. L’orgie d’insectes !

Des plumes de croupion lui pendent au menton, le pigeon ramier qui les a perdues a eu chaud, apparemment le loup peut encore attraper. Il regarde ce duvet virevoltant maintenant, et ça le ferait presque pleurer.

Enfin, il s’endort. Le miracle de sa résurrection s’accompagne du sommeil, oui. Et du rêve et des visions.

4 septembre 2025
T T+

[1Tunnel Végétal, créé pour l’exposition Les portes du Paysage(s) au Petit Moulin des Vaux de Cernay en 2025. Œuvre collective.

[2Les Vaux de Cernay, Edouard Crémieux, huile sur toile, 1895.

[3L’Aube, Jacques Echavidre, huile sur toile.

[4Sous-bois, Jean-Baptiste Camille Corot, 1850.

[5Le petit Moulin, Charles Ferdinand Ceramano, huile sur toile, 1888 et Moutons des champs en soirée, Daniel Hess, impression numérique.

[6L’Immensité des paysages communs, dessins, Caroline Leite, 2024-2015.

[7ibid. Les portes du Paysage[s], œuvres du 19e siècle et contemporaines. Du 5 juillet au 28 septembre 2025.

[8ibid. Chemins de traverse, œuvres contemporaines. Du 5 juillet au 14 septembre 2025.

[9La colonie de Cernay. Entre 1800 et 1900, en plusieurs vagues et périodes, des artistes viennent peindre ces paysages naturels des Vaux-de-Cernay.

[102025.