Stéphane Lambion | Petits collages sur grands collages (1/2)
« [Relève du collage] toute pratique faisant intervenir une hétérogénéité formelle des constituants et jouant de l’introduction, dans le champ artistique, d’objets ou de fragments non spécifiquement perçus comme artistiques. » (p. 20)
« …la nature profonde du processus collagiste consiste à définir et intercepter dans son objet d’immanence des modes de représentation « incommensurables » ; il met en scène des crises de coprésences locales dont la coexistence inquiète les fonctionnements autonomes et fait se confronter des mondes possibles. » (p. 23-24)
Ma rencontre avec Dispositifs/Dislocations a suivi une drôle de trajectoire : il se trouvait depuis longtemps dans ma pile de livres à lire pour motifs universitaires mais c’est à la faveur de mes tâtonnements plastiques du mercredi aux ateliers publics de Marseille que je l’ai ouvert, pour finalement réaliser qu’il soulève en moi davantage de questions relevant de la pratique littéraire – ou plutôt, les problématiques qu’il aborde sont précisément au croisement des champs universitaire, plastique et littéraire puisque dès la deuxième page, l’essai d’Olivier Quintyn me renvoie au passage visuel du texte que j’avais écrit après mon infarctus et qui est le point de départ de mon travail de thèse.
Au printemps dernier, j’avais été amené à insérer à la fin d’« En cœur » un fragment d’IRM cardiaque dans le but de clarifier un point technique médical. Si l’on se fie à la définition purement formelle proposée par Quintyn, c’est bien un collage que j’effectuais dans la mesure où j’avais introduit un matériau non artistique (une image d’IRM) dans un objet artistique (un texte littéraire). Pourtant, ce collage n’avait d’autre visée qu’explicative et ne mettait donc pas en scène – pensais-je – deux représentations opposées du monde puisqu’au contraire, texte et image devaient s’éclairer mutuellement.
Mais voilà qu’aujourd’hui, la lecture de Quintyn chamboule cette interprétation : appréhendant avec lui le collage comme la matérialisation de l’incommensurabilité entre des mondes mis en crise par leur coprésence, je réalise que si j’ai inséré ce fragment d’IRM dans mon texte, ce n’était pas tant par souci de clarté technique que pour le pur choc produit par la juxtaposition entre le texte « poétique » et l’image médicale – juxtaposition presque exhibitionniste qui témoigne bel et bien d’une crise.
Rétrospectivement, je réalise que si je voulais que le lecteur comprenne parfaitement la situation d’un point de vue technique, c’était pour qu’il la comprenne encore moins d’un point de vue général : le fragment d’IRM correspond effectivement au fragment de texte qui lui est juxtaposé, mais précisément parce qu’il devrait en être la pure illustration, une simple continuité graphique, et qu’il n’est pas (que) cela mais (aussi) quelque chose de radicalement autre, d’incommensurable au texte, il en devient choquant et ruine la compréhension qu’il aurait dû favoriser – cette compréhension que moi-même je n’arrivais pas à avoir après l’accident puisque deux paradigmes incommensurables à mes yeux étaient mis en tension : d’un côté, le moi écrivant, bien vivant, s’appuyant sur la rationalité des explications scientifiques ; de l’autre côté, le moi capturé par l’image, partiellement mort – nécrosé littéralement –, échappant à tout diagnostic et au prétendu pouvoir rationnel de la science.
Je réalise donc, à la lumière de l’essai de Quintyn, que mon geste de collage ne relevait pas tant d’une volonté de clarification médicale que d’une pure et simple volonté de choc, liée au choc sous le coup duquel j’étais moi-même après l’accident et que mon rapport aux IRM incarnait tout à fait : ces images me fascinaient, me bouleversaient – trop larmoyant : m’arrêtaient. Je n’étais pas ému, ou si je l’étais, ce n’était pas cela qui primait mais plutôt l’attraction magnétique qu’exerçaient sur moi les images, une attraction presque voyeuriste – et morbide dans son voyeurisme – envers ce qu’il y a(vait) de plus intérieur en moi et que malgré toutes les explications je ne pouvais comprendre : mon cœur, arraché pour me le présenter, et pas en très bon état.
Je comprends donc que ce que j’ai effectué dans mon texte sans en avoir tout à fait conscience relevait bien du geste collagiste, non seulement au sens formel mais aussi au sens ontologique – et en regardant à nouveau le fragment d’IRM, je change d’échelle et me demande : qu’est-ce qui pourra se coller sur mon cœur – le vrai, mon muscle – pour combler le vide, remplacer les segments morts ?