Ursus biegun

Personne ne sait qui est, ou ce qu’est, l’ours pérégrin. On suppose bien sûr qu’il fait partie de la famille des ursidés, parmi ses cousins ours noirs, ours bruns, ours blancs, ours à lunettes, ours lippu ou encore ours à collier, mais il ne relève d’aucune classification scientifique, et il y a fort à parier que personne ne l’a jamais vu nulle part. Mais enfin on le cherche. Par exemple, quand on ouvre un livre écrit à huit pattes, enfin à huit mains, intitulé Oùrs, c’est lui que l’on cherche (orphelins / de l’Univers / nous cherchons l’Ours / comme des enfants / leur mère). Même chose quand on en ouvre un autre, plusieurs semaines plus tard, intitulé cette fois Les Pérégrins, et bien qu’il ne contienne aucun ours, on l’espère néanmoins, c’est toujours de rencontre qu’il s’agit (le but des pérégrinations est d’aller à la rencontre d’un autre pérégrin). D’où ce néologisme irrésitiblement fictif, qui mélange les langages et les horizons, le passé et le présent, la Pologne, la France, le Québec (en réalité les Amériques au sens large) et la Roumanie. Ursus biegun, donc, en bon français l’ours pérégrin. Mais d’abord : Quignard.

Les hommes se transportèrent en ceux qu’ils imitaient et qu’ils dévoraient : ours, cerf, vautour, loup, taureau, mammouth, bouquetin, bison. Ou, dans le monde antécolombien, puma, jaguar, condor. L’ours, est-il celui qu’on a été (on cherche le passé) ou celui que l’on s’apprête, en tant qu’espèce, à devenir (on prédit l’avenir) ?

Pascal Quignard, Rhétorique spéculative, Calmann-Lévy

En français, l’expression être un ours n’invite pas franchement au voyage. C’est même littéralement le contraire. Quelqu’un dont on dit qu’il (ou elle) est un ours, c’est quelqu’un qui fuit le monde (dixit Larrouse). Être un ours mal léché, c’est encore pire. On dit parfois des écrivains et des écrivaines qu’ils sont des ours : leurs hibernations plus ou moins prolongées font pousser des quantités variables de langage qu’ils portent comme fourrure sur leur dos, et laissent dans leur sillage : parfois (mais pas toujours) on appelle ça des livres. Quand on les lit, on se dit souvent d’X ou Y, qui les ont écrits, on sent qu’il y a du vécu là-dedans. Or non, puisque l’hibernation consiste à se soustraire au monde et non à s’y plonger. L’ours pérégrin s’y plonge. Pour l’ours pérégrin, quel que soit son degré d’humanité, la question du voyage est la clé. Elle est le point de fuite de ces fuites à la fois ordonnées et hyper-intuitives que sont les écritures d’aujourd’hui, lesquelles sont ici grappilleu[ses] et grand[e] consommat[rices] d’espace. Comprendre : amples et fragmentaires. Prose et poésie. Se jouant du réel comme de la fiction. Faisant tout et son contraire (mais tout surtout, et surtout son contraire).

Elle dit que le seul moyen de survivre dans ce temps linéaire, qui s’étire à l’infini, est de garder une certaine distance, de pratiquer une sorte de danse qui consiste tantôt à s’approcher, tantôt à s’éloigner — un pas en avant, un pas en arrière, un pas à gauche, un pas à droite —, une chorégraphie facile à mémoriser. Plus le monde grandit, et plus il faudra faire de grands pas : se transporter au-delà des sept mers, des deux langues et de la religion unique.

Le temps, donc. Qui voyage subit (ou affronte, voire provoque) l’épreuve du temps. On ne voyage pas pour atteindre une destination, trouver quelque chose, ou rencontrer quelqu’un de clairement défini à l’origine : on voyage pour éprouver la distance, donc le temps. La dilatation des horizons, selon qu’on se déplace à pied (lenteur), en voiture ou moto (vitesse) ou en avion (vertige), n’est qu’un effet secondaire du déplacement qui s’opère. Lorsqu’on est en mouvement, le temps perd ses symboles, c’est cet étourdissement (aussi) qui est recherché.

Les plus grands événements de mes journées :
hâte que le soleil se lève ;
hâte que le soleil se couche .

(...)

C’est quand on n’a rien d’autre à faire
qu’on peut sentir
la caresse des mondes
l’un sur l’autre.

Prendre le temps de parcourir le monde, chacun le fait dans ces textes. Qu’il s’agisse de la quête d’un ours (jamais le même pour les quatre arpenteurs ursidés, avec quatre parties disjointes réunies dans un même ouvrage) ou de la quête de la mouvance dans l’absolu, qui est certes un livre unique, écrit par une même âme, mais qui recèle en ces pages nombre de destins télégraphiques, de microfictions, d’ébauches de romans dispersées en plusieurs actes, de pensées, d’extraits de carnets, de cartes. Dans Oùrs aussi, des cartes, dans le bel objet artisanal parcouru d’éléments graphiques et conçus par Aurélie Painnecé. Le temps, suspendu nécessairement, s’inscrit aussi dans ces allées et venues entre les récits des uns et des autres, entre les poèmes et le récit, les pages noires et les pages blanches, le texte et le graphisme, le livre et le site, ce livre et l’autre livre. Les Pérégrins. Découpé de façon plus classique, il n’est pas du tout classique dans son dévoilement : aucun autre fil conducteur que l’exploration des frontières (et le dépassement d’elles) pour un chemin et un cheminement que le lecteur ou la lectrice devra effectuer seul(e), et si besoin sauter des passages, revenir en arrière, compléter des pistes de fiction qui se prolongent plusieurs dizaines voire centaines de pages plus loin. Les cartes, quant à elles, ne sont pas ornementales. Elles sont le sens du vent qui fait tourner la girouette et impulse au récit la tension d’un nouveau voyage vers un pays (ou un chapitre) inconnu.

La ligne Irkoutsk-Moscou. L’avion décolle d’Irkoutsk à huit heures du matin et arrive à Moscou à la même heure — huit heures du matin , le même jour. C’est le moment où le soleil se lève ; ainsi, tout le vol s’effectue à l’aube. On demeure dans le même instant qui s’étire, comme un immense et paisible Maintenant, aussi vaste que la Sibérie.
Ce devrait être un moment propice à la confession de toute une vie. Le temps s’écoule à l’intérieur de la carlingue, mais ne ruisselle pas à l’extérieur.

Dans ces récits, qu’ils soient ou non poétiques, qu’ils soient ou non figés, ou fixés, suivant ou non les règles narratives qui prévalent en fiction, on se projette. Ce faisant, c’est soi que l’on jette dans l’aventure du voyage, laquelle devient aussi, en parallèle (ou en perpendicularité) l’odyssée d’un corps en mouvement dans le monde, voire d’un corps en mouvement dans le sien, de corps. Parcouru de veines et d’artères pulsatiles, qui sont les trajectoires des pérégrins autant que les indications exprimées sur le vélin d’une carte, ces destinées sont particulièrement organiques. Dans les Pérégrins, un attachement tout particulier à la conservation des corps et des organes pour l’observation ou l’étude, dans le but qui sait de dresser un genre de panopticum du corps humain en pièces détachées, une sorte de cosmos mécanique d’organes. Car l’espace n’est pas que contenu dans le monde, il est aussi (voire, d’abord) dans le corps de chacun. Pour autant, le corps n’est pas uniquement engoncé dans l’enveloppe charnelle censée l’(h)ab(r)iter : il est tout autant dans la nature sauvage que ces désirs pérégrins intiment aux ours-poètes d’arpenter :

Retour au Yukon, et c’est là, sur la route de falaises, que je surprends, beauté, la pupille de la femme-montagne.

Au milieu de l’iris turquoise
grand lac magnifique
cette île foncée
Bove Island
forme parfaite
déposée là
dans l’orbite fractueuse
pour regarder le ciel
ce très grand ours...

L’œil est le monde gelé au cœur de cet autre monde qu’est le corps. C’est par lui que passe la lumière, laquelle est réinjectée et dispersée dans l’organisme. Pourtant, par un effet de retournement poétique, qui est aussi un genre d’animisme forcené, le monde aussi possède des myriades d’yeux qui regardent. Qu’il s’agisse, comme ici, de celui de la roche montagneuse (gigantisme) ou celui, plus infime, mais aussi plus épars, de l’insecte : Un énorme bousier noir s’avance sur le sentier (...). Le ciel blanc se reflète sur sa carapace parfaitement lisse et y dessine une tache laiteuse. L’espace d’un instant Kunicki a l’impression qu’un œil singulier le fixe depuis la terre, un œil qui n’appartient à aucun corps, un œil arbitraire, impassible. Dans notre présent, chevaucher le monde consiste bien souvent à le parcourir dans toute son organicité via des biais inorganiques : penser à la carlingue d’un avion que l’on prend pour aller d’un point A à un point B, à la carcasse d’une moto ou d’un vélo qui sont autant de montures pour le pérégrin moderne, mais plus simplement à l’asphalte qui recouvre la peau du monde quand on le traverse à grande vitesse. Pour autant, l’os (du pergélisol) et les geysers (des rigoles de salive issues des glaciations, pas loin qui sait du chaud vagin de la montagne), subsistent . L’œil est à même de les reconnaître (parfois de les chercher : l’œil accroche / tas de — non pas herbes / lissées tassées — écrasées) ou de passer à côté. C’est, aussi, le territoire des métamorphoses :

Danse d’équilibre entre les mondes. Je tourne en rond. Cela fait au moins trois heures que je marche. Que me demandes-tu ? D’épaules en griffes, en grognement. Je reviens femme, là où j’ai laissé mon enfance tomber, comme une vieille peau. Me rentre la lumière dans mon chemin de tête. Couche tes paupières. Choisis le vent. Descends dans la grotte de ton corps. Guéris.

Ce n’est pas nécessairement le but conscient du voyage (devenir autre, s’éloigner de soi comme on s’éloignerait, par exemple, d’un point clairement circonscrit dans l’espace géographique) mais enfin ça peut arriver. Métamorphose de l’homme en ours (je ne me suis pas fait la barbe depuis trois semaines, et elle pousse, roussie, couleur de grizzly), puis de l’ours en littérature (j’appelle ours / le poème) : et ce n’est pas parce que dressée sur ses pattes arrière qu’elle sera agressive. Métamorphose de la littérature en corps (il aurait fallu écrire directement sur les os), voire en influx nerveux touchant des dimensions insoupçonnées (ma douleur serait-elle Dieu ?). Métamorphose de l’au-delà en énergie naturelle (toutes loups dans les mains des arbres / mes grands-mères flocons d’ailes / m’enveloppent de leur flux) et, métamorphose des métamorphoses (il y a, à chacun des tournants, / tout ce que la douceur contient de métamorphoses), celle qui consiste à changer l’espace en temps : les montagnes, elles marchent et m’apprennent / la réelle mécanique du temps. Et nous revoilà de retour, sans trop l’avoir cherché, sans trop l’avoir vu venir, à notre point de départ. Signe que tout mouvement est un balancement, une respiration, un cycle. Somme toute, une boucle. Comme celle visant à faire circuler dans la géographie veineuse et artérielle des pérégrins le sang capable de lui donner l’énergie de poursuivre son voyage (comprendre, à l’échelle du lecteur : sa propre lecture en train d’avoir lieu).

C’est quand même la première fois de ma vie que je pars toute seule aussi longtemps. Affronter la peur des craquements du silence, trouver refuge dans son propre pouvoir de réconfort, son propre corps. Je découvre dans la contemplation une autre temporalité, et je ressens jusque dans mes cellules la vérité de l’accomplissement de la lumière d’hiver. Je suis tombée dans un vide du temps, au bout de la boucle qui se referme pour mieux se délier. Dix-neuf ans pour renaître. On me greffe un second cœur — il battra au rythme de la forêt.
« Tshimeshkanam, tshimeshkanam, tshimeshkanam... » Le cœur. Dans sa réalité toute nue, sans son voile de mystère. Une masse informe de la taille d’un poing, couleur gris beige. Car telle est la couleur de notre corps, gris crème, gris marron, une vilaine couleur indécise, on a tendance à l’oublier. Personne ne choisirait pareille couleur pour les murs de son séjour ou la carrosserie de sa voiture. C’est la couleur de nos entrailles, de nos tréfonds, de ces endroits où la lumière n’accède jamais, ou la matière se cache dans l’humidité, à l’abri des regards extérieurs — ce qui la dispense de bien présenter. Il n’y a qu’avec le sang qu’elle s’autorise une touche d’extravagance. Son rôle est de nous avertir ; sa couleur rouge est un signal d’alerte lorsque la coque de notre corps est fissurée, lorsque la maille de nos tissus est déchirée.
En réalité, l’intérieur de notre corps est privé de couleur : spectacle étonnant, silhouettes sylvestres, sombres et cassées, découpées sur fond de soleil rouge.
(...)
Sur le chemin du retour, le temps change, le vent se lève.
(...)
Les nuages foncent, les oiseaux volent bas, et sur la route, une rencontre magique. Tandis que je roule à bonne vitesse, un hibou descend sur moi, là sur la gauche, au-dessus de mon épaule, et reste à bâbord, s’adapte à ma course, m’accompagne sur un bout de chemin. Pour quelle quête sommes-nous nés — pour quelle bête sommes-nous nés ?

Oùrs, Marie-Andrée Gill, Mahigan Lepage, Sébastien Ménard, Laure Morali, Possibles éditions, 2019. La version web du livre, baptisée ours.land est réalisée par Gwen Catala.
Les Pérégrins, Olga Tokarczuk, traduction Grażyna Erhard, Noir sur blanc, 2010.

Notons que d’autres histoires d’ours pérégrins peuvent se trouver, parmi les parutions récentes, chez Natassja Martin (Croire aux fauves aux éditions Verticales, ou chez Amy Hempel dont vous trouverez une traduction sauvage (littéralement) sur mon site). Bien d’autres sans doute. Ensemble, ces récits tissent des récits étoilés, comme l’écrit fort justement Mahigan Lepage, devenu grâce à son voyage Ours véritable. Donc pérégrin.

5 juillet 2020
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