va-et-vient paradis | Philippe Raulet

Philippe Raulet manque, net et discrètement - autant, et autant discrètement, qu’il a grandi les chanceux qui l’ont croisé.
De le lire il est toujours temps.

Chez Verticales paraît, le 8 octobre, ce roman inachevé, un chant ? un conte ? luxuriant, joyeux, allègre, lucide - les quatre tant et tant qu’on dévore d’avance ces pages, et qu’on se dit et redit qu’il a grandement raison, BW, de l’affirmer comme vivant, ce grand, grand Philippe Raulet. Écoutez donc :

Entendez-vous ?! aurais-je voulu dire comme me citant tout en prenant l’air à témoin. Pourtant ils m’agaçaient, je tentai de crier, d’une voix de fausset, d’une de ces voix qui ne parviennent pas à sortir de soi, exactement non plus, cette fois, comme dans un songe mais un cauchemar, lorsque l’on hurle muettement Ah, laissez-moi, enfin ! Avec un geste étriqué de la main comme pour écarter de devant son visage des mouches. Mais sans résultat. Sinon que trouvant mon petit geste comique je me mis, voyez, à le refaire et à l’améliorer de fois en fois, m’y exerçant dans les intermèdes, les répits qu’offraient les brèves lignes droites qu’ils me laissaient encore arpenter.

mais elle avait le masque d’un bel oiseau des îles

Il arriva alors que, m’approchant davantage de l’un d’eux, je vis qu’il avait, vissé au creux de la paume, un minuscule miroir, et les autres de même, où j’entrevoyais ma face réjouie. Si bien qu’à chaque individu qui surgissait je m’entendais maintenant chercher à dire : Tiens ! encore vous !… Et toujours lui !… parlant de moi dans le miroir, « Toujours moi !… » traduisait aussitôt la voix. Ce que je trouvais une nouvelle fois fort drôle, et l’autre chose tout aussi drôle était que je ne tentais jamais de forcer le passage, que je n’envisageais même pas une seule fois de le faire alors même que ces personnages me paraissaient en général plus petits que moi et moins carrés d’épaules.

Mais voilà que l’un deux, plus zélé, plus hargneux que les autres, en vint à me bousculer, à chercher le combat et la chose formidable est que je n’eus aucun mal à le flanquer par terre. Je le retournai comme une crêpe ainsi qu’on rêve de le faire, enfant, avec un plus grand, un plus fort que soi. M’assurant juste que sa tête n’avait pas heurté un angle de pierre je le laissai là proprement allongé et m’en revenais sur mes pas après avoir arrangé ses cheveux.

Mais l’autre chose encore plus formidable était qu’il m’apparaissait très clairement à la longue que nous jouions eux et moi une sorte de pantomime, de ballet mécanique basé sur le comique de répétition. À ce point qu’il me semblait avoir fait cela toute ma vie, eux avec moi, moi avec eux. J’en vins à ralentir le pas avant d’atteindre un nouveau tronc ou fût ou cube pour laisser le temps à l’un de ces personnages d’être bien posté là et d’y brandir sa paume. À ce point aussi à la longue que j’en arrivais à frémir lorsque à l’un de ces détours n’était posté personne et que j’avançais dans une nouvelle allée tellement semblable aux autres qu’il me semblait ne me risquer pas plus que dans mes propres pas. À ce point finalement que je n’osais me retourner, craignant par là même les faire surgir dans mon dos.

Il arriva alors qu’avec cette vivacité d’esprit que l’on a parfois dans les jeux où nous vient soudain la bonne riposte je me mis à brandir à mon tour en même temps qu’eux ma paume ouverte sous leur nez. Comme l’on présente ses papiers. Mais surprenant leurs brefs sourires, de ceux qu’on ne peut réprimer, je retournai ma main vers moi, mon nom y scintillait. Les lettres, dansantes, sans cesse bougeaient de place mais de plus, et voilà la raison de leur rire, il était entouré des photos de ma mère et mon père. C’était bien eux, certes, mais elle avait le masque d’un bel oiseau des îles et lui la tête d’un chevreuil. C’était à leurs yeux sans conteste qu’on les identifiait.

J’avais beau frotter ma paume sur ma manche, rien n’y faisait et riant aussitôt avec eux je me vis du tac au tac, comme l’on fuit en avant ou qu’on sauve la face, répéter ce nouveau geste, brandissant maintenant sous mon nez ma propre paume, ainsi qu’on se flanque une gifle. Et ce avec l’intonation exacte qu’ils auraient eue si des sons étaient sortis de leur bouche, et ou de la mienne, Halte on ne passe pas… tenant ainsi leur rôle, ce dont ils parurent satisfaits. S’assurant juste que le geste était correctement fait, se contentant dès lors de se tenir postés, sans plus, aux tournants dont je ne m’approchais désormais que par simple formalité.

J’assurais, voyez, à moi seul le spectacle et le drôle, notez, était que je m’exécutais au rythme même de la musique. Comme ils me fichaient une sorte de paix, je ne me jugeais finalement répréhensible que du délit de vagabondage, délit d’errance, d’égarement ou bien d’entrée par effraction en un lieu interdit. « Cela n’ira pas chercher bien loin… » me fit dire la voix telle mon ombre.


« va-et-vient-paradis », Philippe Raulet, éditions Verticales-Gallimard, 2009. ISBN 978.2.07.0781287

4 octobre 2009
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