Voi che sapete che cosa è amor / Une expérience de lecture
Que jamais la voix de l’enfant en lui ne se taise, qu’elle tombe comme un don du ciel offrant aux mots desséchés l’éclat de son rire, le sel de ses larmes, sa toute-puissante sauvagerie.
Louis-René Desforêts, Ostinato
Ce n’est pas d’hier que les affinités entre littérature et psychanalyse ont été célébrées. Freud le fondateur n’avait pas hésité à trouver dans les textes classiques ou contemporains illustrations, points d’appui et même noms pour certains concepts, tel le complexe d’Œdipe. Son travail d’explorateur de l’inconscient, constatait-il, était toujours en retard sur ce que les poètes avaient compris depuis longtemps. Depuis ces origines, le compagnonnage entre littérature et psychanalyse ne s’est jamais démenti et l’intérêt mutuel de l’une pour l’autre persiste comme en témoignent les nombreux textes et colloques dédiées à la question de l’écriture, côté patients comme côté écrivains et côté psychanalystes.
Plus singulier apparaît pourtant le projet de Nicole Yvert dont l’essai Vous qui savez ce qu’est l’amour, paru l’automne dernier, grave et léger comme l’aria de Mozart qui lui donne son titre [1] entend se donner comme une expérience de lecture.
Il y a plusieurs années, à l’invitation de Françoise Dolto, la psychanalyste s’était engagée, non sans une certaine hardiesse, dans un travail d’écoute et d’accueil de bébés, - de tout petits bébés même - confiés par la Justice à l’Aide sociale à l’enfance qui en retour les avaient confiés à des pouponnières. De cette longue expérience avec des sujets dont la pensée est celle d’avant les mots et la maitrise des gestes, elle cherche aujourd’hui à rendre compte. Un précédent essai, Accomplir la promesse de l’aube avait apporté un premier éclairage sur la façon dont elle se mettait en position de lire sur les corps des infans qui lui étaient amenés les signes d’une naissance marquée par la violence, le malentendu, l’indifférence cruelle ou toute autre forme de folie maternelle. La question étant sans cesse à déplier, elle revient sur cette même expérience pour continuer d’en analyser les mécanismes à partir de ce qui peut s’apprendre de Freud, de Lacan, d’autres psychanalystes – Bion, Bolas, Winnicott, Davoine et Gaudillière, Zaltzman, Aulagnier, etc. – mais qui s’éclaire aussi par tout autre créateur : écrivains - Des Forêts, Rilke, Gombrowicz, Sloterdjik, Haenel,…, peintres [2], philosophes, historiens de l’art. Parmi ces influences multiples, elle porte une attention toute particulière à la pensée chinoise.
C’est ainsi que pour décrire le transfert, « outil privilégié et durable » de l’acte psychanalytique, elle part de la conception de Lacan, - un lieu de tension entre le patient et l’analyste -, puis se rapproche de l’Orient en faisant résonner le mot entre. Le transfert est alors défini comme « un flux circulant entre, s’accompagnant de transformations continues chez chacun, plus ou moins silencieuses ». (p.44) De ces transformations chez le bébé comme chez l’analyste, le texte propose de mettre le lecteur en position de témoin. Outre l’importance que Nicole Yvert accorde à la pratique clinique qui seule peut rendre compte de l’« effet vérifiable de la psychanalyse » - celui d’apaiser la souffrance singulière d’un sujet -, elle considère aussi comme exigence incontournable celle de transmettre l’expérience « de ce qui dans la psychanalyse, sauve et non guérit. »
Puisque la clinique est le lieu de la recherche, il faut trouver une écriture qui assure la transmission de cette discipline – et non son enseignement – c’est-à-dire une écriture qui soit effective, qui soit un acte créatif à la mesure, à l’image de l’acte analytique : une écriture qui engendre chez son lecteur une expérience de lecture. (p.81) [3]
Le terme d’expérience est ici délibérément choisi en opposition à celui d’expérimentation dont les modes d’appréhension du réel par essais, erreurs, duplications, vérifications et évaluations ne sont pas ceux qu’elle privilégie ; expérience dit aussi que la psychanalyse, comme la littérature n’est pas reproductible mais « se partage sans pouvoir être divisé » (p.44). [4] Ailleurs, la psychanalyste précise son intention en prenant appui sur Daniel Arasse qui proposait de chercher dans un tableau « quelque chose qu’on peut penser mais pas connaître » [5] : « la description, écrit-elle, sera un de mes outils ».
Un nourrisson qui ne trouve pas au moment de sa naissance un lieu où s’enraciner, reste comme suspendu en attente d’une parole qui lui fasse place parmi les humains. Quand le texte porté par son corps est reconnu, déchiffré et reçu avec des paroles bienveillantes, quand il fait l’expérience d’être véritablement rencontré dans son désir de vie, alors ce qu’il vit prend valeur humanisante et fait surgir pour lui la terre fondatrice, ce qui lui permet en retour de se déprendre de la répétition infernale des signes restés jusque là insensés.
Rarement a-t-on lu si bellement et finement raconté ce qui peut se passer lors d’une consultation entre une psychanalyste et un bébé sans sa mère. Cinq scènes illustrent ce que signifie « devenir pure présence au corps de l’enfant » et montrent comment cette présence permet de donner à « l’événement transfert » une chance de se produire dans toute son intensité. Comme s’il était installé à l’avant-scène d’une représentation théâtrale, le lecteur entend le monologue de la thérapeute avant d’entrer en scène, il découvre en même temps qu’elle l’état dans lequel se présente le bébé qui arrive, il observe les personnes qui tiennent les rôles secondaires, il l la voit, elle, la psychanalyste, troublée, peinée, agacée, hésitante, mais toujours concentrée, cherchant à lire ce qui fait signe chez l’autre ; il voit le bébé ignorer ou se laisser prendre par les mots qui lui sont adressées, il assiste à la fulgurance d’une parole qui donne soudain sa résolution à l’énigme, il voit s’en aller l’enfant transformé par cette rencontre inaugurale et, une fois la porte refermée, il reste un moment à écouter la psychanalyste réfléchir à ce qui vient d’avoir lieu.
Tout cela semble si simple ! Et pourtant, avec une franchise qui contraste avec les habituelles vignettes cliniques, Nicole Yvert ne cache rien du défi que représente ce travail en direction de bébés souffrants où ce ne sont pas seulement les mots qui soignent mais aussi « l’énergie vibratoire animant le corps de la personne émettrice sensible et parlante » (p.64). Accueillir le vivant, son énigme, son mystère, sa beauté exige de se laisser toucher intérieurement en un lieu jamais ou rarement atteint autrement et cela n’est pas sans risque car cela oblige à plonger dans cette zone de ténèbres qu’est la folie maternelle. Y parvenir nécessite une discipline de soi qui seule permet de créer la disponibilité préalable à toute rencontre et la capacité de supporter le vide d’où s’absente le savoir.
On est saisi par la description de ces moments de vigilance et d’extrême concentration qui précède la rencontre de la psychanalyste avec les nourrissons de l’ASE , ces moments de nudité théorique et de délestage des aspects parfois spectaculaires des récits qui ont précédé la venue de l’enfant, non pour les oublier définitivement, mais suffisamment longtemps pour que puisse s’accomplir ce qu’elle désigne, après Romain Gary, comme « la promesse de l’aube ». Au cœur du tragique d’une histoire singulière, Nicole Yvert montre comment elle en vient à adopter « une position proche de celle du poète ou de celle du chaman, capable d’entrer en état de disposition ou attention flottante » (p.77) pour offrir à l’enfant naissant et démuni l’instant d’une célébration de la vie, de sa vie, de son énergie, de sa puissance en devenir.
Rien de cela ne serait possible, ajoute-t-elle, sans « le plaisir de travailler sur un fil » et sans cette attente incommensurable, que Freud nommait attente croyante, - dans laquelle pourrait se reconnaitre le désir de l’analyste -, et qui est surtout cette « capacité d’émerveillement devant le mystère de la vie ».
Le transfert n’est jamais garanti, ni la rencontre assurée, mais pour le lecteur qui se sera laissé porter par les mots, les images et les associations de Vous qui savez ce qu’est l’amour, il est à parier que quelque chose sera passé.
Qu’est-ce qui vous permet de continuer ? […] c’est le son qui va et vient comme l’eau parmi les pierres. L’eau est son, la pierre, silence. L’eau te sauve. Rien ne te fera plus peur que l’immobilité. Le mouvement du monde qui freinerait, ralentirait, s’arrêterait, les gens qui resteraient de pierre. [6]
Nicole Yvert Coursilly, Vous qui savez ce qu’est l’amour. Voi che sapete che cosa è amor, Éditions des crépuscules, Paris, 2020.
Nicole Yvert Coursilly, Accomplir la promesse de l’aube, Éditions des crépuscules, Paris, 2017.
[1] Chérubin, Les Noces de Figaro, acte 2, scène 3.
[2] L’essai s’ouvre ainsi sur le récit de la rencontre saisissante de l’auteure avec le tableau de Martin Schongauer, « La Vierge au buisson de roses » au Musée de Colmar.
[3] C’est moi qui souligne.
[4] Philippe Jousset, Anthropologie du style, PUB, Pessac, 2007.
[5] Daniel Arasse, On n’y voit rien, description, cité dans Accomplir la promesse de l’aube, p.31
[6] Nancy Houston, Bad girls, citée p. 78.