Wolfgang Paalen | L’Axolotl

On connaît davantage Wolfgang Paalen en tant qu’artiste qu’écrivain. En effet, après avoir quitté l’Autriche en 1929, il fréquenta le groupe des surréalistes d’André Breton à Paris, et s’impliqua notamment dans l’organisation de la grande exposition sur ce mouvement qui s’est tenue à Paris en 1938. Il s’exila ensuite au Mexique où il fonda la revue DYN, dans laquelle il exposa notamment ses idées sur l’art, pratiques en lesquelles il voyait l’expression d’un possible dont les limites ne cessaient de se voir repoussées. Est-ce son goût pour l’art précolombien ou pour les sciences qui l’amena à s’intéresser à cette créature singulière qu’est l’axolotl ? Sans doute une combinaison des deux. Cet animal, sorte de salamandre s’étant fixée dans un stade infantile tout en ayant le pouvoir de se reproduire, appartient à la cosmologie aztèque, ainsi que le rappelle Gilles A. Tibergien dans sa postface à la nouvelle L’Axolotl, traduite de l’allemand par Marianne Dautrey, que publie Les éditions du chemin de fer en ce printemps 2024. Selon cette conception cosmogonique, les dieux doivent se sacrifier pour créer le Soleil et la Lune. Le sang doit régulièrement couler pour que la vie se régénère. Tous les dieux en conviennent, sauf l’axolotl, dont le nom signifie jumeau, double de Quetzacoatl que ce dernier poursuivra jusque dans les eaux où il s’est réfugié pour lui donner la mort. Intituler une nouvelle L’Axolotl, c’est donc pour Paalen se référer au monde mexicain, à son histoire, à son art – tableaux et statuette jouent d’ailleurs un rôle déterminant dans cette fiction -, mais plus encore à sa symbolique, inextricable mélange ou se combinent identité et différence, androgynie et complétude, hasard et fatalité, en un mot réel et imaginaire, fantasme et objectivité.

L’histoire se passe essentiellement à San Ildefonso au début du XXè siècle. Deux frères vivant chez leurs parents dans une hacienda jettent leur dévolu sur deux jumelles orphelines habitant loin. L’oncle qui les a élevées est trop heureux de pouvoir s’en débarrasser pour se préoccuper de l’organisation de leur mariage, si bien que quand les deux fils présentent leur(s) conquête(s) à leurs parents, ils ne savent pas encore qui épousera qui et ne semblent pas s’être posé la question. Les deux jeunes femmes sont si semblables que cette question est presque incongrue.

« Le père faillit mourir de rire. Beltrán prit Léontina dans ses bras, alors que, dans un timide sourire, Léandra lui tendait la main et que Fidelio l’attirait à lui. »

Il y aurait beaucoup à dire sur cette situation et plus précisément sur ce mouvement contradictoire qui tiraille Léandra, comme si deux forces l’entraînaient dans deux directions différentes. Typiquement ce que Pierre Klossowski appela « solécisme » et dont il fit grand cas dans ses fictions joyeusement perverses, une sorte de positivité de l’erreur, comme si ce n’était que grâce à elle que pouvait s’accomplir le destin de certaines pulsions. Il parle aussi d’ « affinité contradictoire » dans Le bain de Diane, on ne saurait mieux dire. Pour finir, les filles seront jouées aux dés afin de satisfaire à la passion ludique du père. N’y voyons pas tant l’expression d’une misogynie épouvantable – même si l’époque n’est que trop manifestement misogyne et machiste – que la volonté de placer le tissage de ces liens privilégiés que sont ceux du mariage sous l’égide d’un pouvoir impersonnel et tout puissant, possiblement rusé. Relent surréaliste s’il en est, si les dieux ne sont pas loin d’appartenir au folklore, il ne saurait être question de tout faire dépendre d’une volonté humaine imbue d’elle-même et trop clairement dépassée. On se tromperait donc si l’on croyait que ce qui fait un destin, la décision de prendre à gauche plutôt qu’a droite, le fait d’oublier ses cigarettes ou je ne sais quelle clé qui ouvre je ne sais quelle porte, est notre fait, le fruit de notre décision. Il y a toujours une cause qui nous échappe, une chiquenaude qui oriente le cours des choses dans un sens que l’on se contente de suivre, quand bien même on croirait le contredire ou le contester. Il est vrai qu’en France, au siècle dernier, dans les années 30, c’est au Mexique qu’on pensait voir le Nord, c’était là-bas que ça se passait, les puissances occultes, spirituelles ou simplement vivantes, avec leur côté infernal. Et qu’elles y fussent ou non n’est pas le vrai problème, l’essentiel étant qu’on les y cherche et qu’on les ressente, qu’on les éprouve, les capte et qu’elles transforment celui ou celle qui s’offre à leur pouvoir. L’érudition de Paalen l’aura manifestement aidé à convoquer ces forces qui agencent à la fois la vérité et l’illusion, la libido la moins répressible et l’affabulation la plus évidente. Nos vies sont faites d’images et de noms qui agissent sur nous comme des chiffres magiques, et nous n’avons pas même besoin de le savoir pour succomber à leur machination.

Mais revenons à nos deux frères. Je voudrais juste tirer un des fils qu’ils nous tendent. Autant les deux filles se ressemblent, autant les frères s’opposent. C’est l’aîné qui jouera le rôle principal dans cette histoire, on ne dira pas le beau rôle. En effet, quand ce récit commence, Beltrán est vieux et malade alors que son frère, à peine plus jeune que lui, est en pleine forme. Leurs prénoms à eux seuls résument ironiquement leur destin. Le cadet, Fidélio, sera selon la volonté des dés marié à Léandra. Rien à redire. Il ne saurait trahir en quoi que ce soit le choix des dieux, la parole de son père, la volonté de son frère ou sa propre inclination. Quant à Beltrán, le corbeau luisant selon la traduction qu’on peut donner de ce prénom d’origine germanique, il ne saurait en dire autant. Précisons que ce que nous apprenons à propos de cette famille sort de sa bouche, c’est lui qui se confie agonisant à un docteur venu là, dans cette vieille hacienda, dans le but de s’enquérir de statuettes précolombiennes (un collectionneur, comme Paalen). J’y reviendrai peut-être, mais peut-être pas. Que nous dit-il ? Qu’après deux ans de vie idyllique, la tentation s’immisça en lui et qu’il se sentit dès lors « irrésistiblement attiré par Léandra ». On imagine la suite. Elle est retorse. En effet, si selon la formule d’Octavio Paz l’axolotl c’est « l’être deux », ici il ne désigne pas seulement les deux jumelles et leurs deux maris. Il est l’expression d’un principe qui semble affecter non seulement la perception de Beltrán mais la réalité même, à savoir le principe du duplicité. Tout se divise, rien n’est plus identique à soi-même, et cette faille ouvre un horizon vertigineux : celui d’un recollement, de retrouvailles à venir, d’une complétude réelle et fantasmatique : aimer deux femmes que rien ne distingue, le réel et son double, toucher enfin à cette totalité cosmique, psychique et physique en laquelle toute culture reconnaît la forme suprême de l’accomplissement. On ne peut que redouter un tel horizon, non seulement parce qu’il semble qu’on doive toujours payer d’une manière ou d’une autre ce qui semble nous échoir gracieusement, mais encore parce qu’ici il est incontestablement question de transgression et d’hubris. Beltrán se sait coupable, mais a-t-il le choix pour autant, n’y a-t-il pas dans cette lumière qui brille aux fond des yeux de Léandra ni plus ni moins que les puissances irrésistibles du destin ?

Qu’on me pardonne de ne pas en dire plus sur ce qui attend nos protagonistes, je ne voudrais pas m’immiscer trop dans le cours d’une histoire dont Ignacio, le docteur, semble être la proie à venir toute désignée. Je me contenterai juste d’une remarque au sujet de cette incontestable duplicité qui affecte le règne des apparences. N’en va-t-il pas de même avec le langage et son ambiguïté ? De même que les signes sont équivoques et qu’un geste peut dire deux choses en même temps – solécisme –, un mot peut en contenir un autre : Léontina et Léandra sont trop proches pour ne pas entretenir de liens coupables. J’ai parlé d’androgynie, Léon et Léa ne sont-ils pas voués à se fondre l’un dans l’autre au grand dam du corbeau brillant, Beltrán, qui en perdra la santé, et son éclat ?

« Alors que les traits de Don Beltrán commençaient déjà à devenir translucides sur son ultime visage, alors que son corps terrestre ne faisait plus que flotter, cireux, au dessus de la Faucheuse, une rare lueur s’allumait encore ici et là dans son regard et sa parole. »

Cette chose larvaire en nous qui semble avoir toujours faim et briller d’un feu ravageur, cet axolotl libidinal qui mord encore le vieillard à la veille de rendre l’âme, cet animal immature – on peut penser à Gombrowicz - ne hante pas seulement le corps mais aussi le langage, la parole. C’est le récit pour finir qui est l’expression de cette duplicité irréductible, c’est lui qui traque ce possible infini, tel un enfant avançant des mots pour se saisir de ce qui échappe et fuit, meurt et renaît, repousse tels les membres de ce batracien à mesure qu’il les perd : l’axolotl ou l’être du langage, cela qui parle et cela qu’on écoute. En effet, rien n’est sûr pour qui raconte, le langage allant toujours au devant et plongeant inévitablement le passé dans une obscurité rieuse, simple oubli ou délire, méchante fable, douce affabulation. Ce que pense le cadet de ce que son frère a raconté au jeune docteur ? « Non, vraiment ? s’écria brusquement Fidélio d’une voix de stentor. Il a dit ça ? » Et de rire, jusqu’à l’étranglement.

8 mai 2024
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