[21] de la neige à la Sainte-Justine
Encyclopédie [1751-1772],
article « Égalité naturelle », De Jaucourt.
Telle n’est pas l’histoire de Justine [1]. Elle est tour à tour menacée, abusée, tourmentée de mille et une façons par le libertin Dubourg, l’avare Du Harpin, le brigand Cœur-de-fer, le comte de Bressac, le chirurgien Rodin, le père bénédictin Clément, le comte de Gernande, Saint-Florent le négociant, Roland le chef des faux-monnayeurs, le magistrat Cardoville. Pas moins vaillante que Léonore, elle s’évade six fois des endroits isolés (couvents, caves, châteaux, forêts) où on la retient mais c’est toujours pour retomber entre des mains plus impitoyables.
Pourtant les épreuves successives paraissent la régénérer plutôt que l’affaiblir, sa santé physique et morale reste exemplaire. Jamais elle ne renonce à défendre la vertu comme principe avec autant de fougue que la sienne en particulier, jamais elle ne meurt des tourments qu’on lui inflige.
De leur côté, il semble que ses tourmenteurs n’attendaient qu’elle pour expliciter leur système de pensée, comme si elle était la première interlocutrice capable d’entendre leurs discours. Elle se tient face à eux comme un miroir renversé devant lequel ils s’expliquent tandis qu’elle argumente encore et encore pour les convaincre non qu’elle a raison – les faits ne cessent de la démentir – mais que ses principes à elle – la religion, le pacte social - sont bons et les leurs erronés.
Eux justifient leur conduite de manière quasi identique : la nature ne crée et ne se maintient que par la destruction, une inégalité naturelle existe entre les hommes, l’état de guerre perpétuel entre les forts et les faibles est nécessaire à l’équilibre de la société, la vertu n’est que convention.
Pas un ne convainc Justine.
Aucun d’eux ne la tue.
La Dubois, qui aide Justine à s’échapper de la Conciergerie au début du roman, rappelle le personnage de la Duclos par sa position d’observatrice critique des méfaits auxquels elle prête main-forte. Elle reconnaît l’égalité des êtres humains à la naissance mais affirme la nécessité de s’adapter à la société telle qu’elle est, c’est-à-dire ayant rompu cette égalité et se montrant injuste, criminelle et sans espoir pour les faibles dont elle fait partie à double titre puisque née pauvre et femme, et doutant que les lois prennent jamais sa défense. Face à des personnages en situation de pouvoir qui éprouvent le besoin de construire un système « philosophique » pour asseoir confortablement et justifier leur conduite - comme si leurs actes n’étaient que l’ultime déduction, presque involontaire, de leur propre pensée -, la Dubois n’illustre que sa position à elle : quand elle cherche à convaincre Justine de renoncer à la vertu c’est à seule fin de lui épargner des tourments, non pour lui prouver quoi que ce soit.
Justine se situe au point d’intersection entre ses adversaires et la Dubois : proche de ses adversaires par la foi en un principe (opposé, peu importe) auquel elle ne déroge jamais ; proche de la Dubois par la prise en compte des circonstances dans ses raisonnements - mais ni elle ni la Dubois n’extrapolent, à partir de leur expérience, une analyse de la société, encore moins une conception de l’univers.
La vertu est le terrain d’expérimentation romanesque où Sade a placé Justine afin de répondre à la question : que vaut un principe (vertueux) quand il est confronté à la réalité ? Et à celle-ci, implicite : de quelle valeur serait-il s’il s’effondrait devant l’obstacle ?
Demain, seule la neige aura disparu.
[1] Afin de cacher son identité, Justine se fait appeler « Sophie » dans Les Infortunes de la vertu, « Thérèse » dans Justine ou les Malheurs de la vertu. Elle garde son nom dans La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu, suivie de l’Histoire de Juliette sa sœur ou les Prospérités du vice, en 1797. Dans cet article, il sera question de la deuxième Justine, Justine ou les Malheurs de la vertu. Pour La Nouvelle Justine, lire ici et là.