2A. Avance. Guénaël Boutouillet
Avance.
C’est la campagne qui avance.
C’est nous, la campagne qui avance.
Je suis l’un d’entre nous, je suis chacun d’entre nous – avec aisance.
Car nous constituons un amas, une machine dont sommes rouage, chacun, et tous. Nous sommes très nombreux, nous sommes un, je suis tous.
Sommes rouages identiques, hommes-machines marchant, tous également appareillés. Nous sommes légion en marche, scolopendre ventru, dix cohortes de cinq cent hommes ça en soulève de la poussière, à chaque paquet de cinq mille pas lourds. Et la poussière semble sonore, fumée chantée funèbre, parfois, quand en retrait je, centurion, ferme la cohorte, ou la précède, ou quand, en cavalier exploratore, je la rejoins dans l’air du soir après avoir fureté tout le jour l’alentour, et ne puis m’empêcher d’admirer, craintif, la belle force de Rome. Virtus terrifiante, même et plus encore pour nous, qui en sommes.
Marcher dans une cohorte, en colonnes et lignes serrées de rouages appareillés, est plus que marcher – inclut marcher, et la dureté, l’acide lactique et la dilution intermittente d’un peu du corps et de sa dureté dans la fatigue de la marche ; inclut marcher mais c’est plus. La poussière sonore et l’air tremblé sur les vallons entiers et l’écrasement des sols comme talochés par nos pas, disent la virtus de Rome, représentent, annoncent, nous rouagent : Virtus nous tient nous fait nous porte.
C’est la campagne, c’est nous qui faisons la campagne en mouvement, autour. Notre ombre pèse. Elle s’étire sur des hectomètres, sur notre gauche, au matin. Elle pointe ramassée au devant à midi et rebascule, en symétrique, des hectomètres sur notre droite, au soir. Et tout ce temps durant elle change couleur, et forme, du paysage. Puissance pendulaire. Notre ombre terrifiante est grincement de dents de la virtus de Rome, qui joue du décor à sa guise. Allez vous-en, ombres, dites-vous – et nous continuons droit devant, pauvres fétus, vous écrasons, vous écartons, silhouettes dans du décor, amovibles. Nous allons au devant. Nous traçons. Nous sommes très nombreux, infinité de points, nous sommes un, des points qui agglomérés font un trait, je suis tous. Nous traçons, un large trait, massif, trapu, épais, un large trait qui coupe. Trace, trace, dessine : le paysage. Règle qui monte le monde autour, l’invente. La campagne je la dessine, rectifie et précise, quand je, géomètre, refait le monde, l’écrit pour Rome. J’organise le monde, qui autour de ce trait, fil à plomb, se dessine. Inexistant, avant, barbare c’est-à-dire autre ; c’est-à-dire : rien, négation, avant-texte, sous-couche informe. Rien avant Rome. Et ce trait que je nous trace dans ce rien, découpe, invente la limite, le contour. La multitude des gouttes, sommes. La multitude des hommes fait-elle un empire ? La multitude de moi soldat fait-elle une armée ? Elle fait une flèche, qui posée sur ce monde, l’invente. Le trace.
Allons-nous en, allons, murmure la campagne d’avant, l’inexistante, brimborion, piaillement.
Non, dit notre pas, massif, frénétiquement lourd-et-lent. C’est nous, la campagne, qui avance, qui dessine, trace. Qui marche. Lever, poser, levier, lever : marcher. Et lorsque l’on s’arrête, décalque des opérations : lever, poser, levier, marcher. Quand je, ingénieur, bâtit, pour la nuit, pour deux nuits ou pour le monde à venir. Érige. Monte tentes ou fortins, temporaires – le temporaire aussi lourd à porter pour nos bras mien, qui lèvent, posent, font levier, marchent.
Allez-vous en, disent-elles, craignant la brutale emprise horizontale, quand : repos. Nos sommes dressés, verticaux ou horizontaux, vertical chaque rouage, horizontal leur amalgame indivis. Verticaux puis horizontaux, bandaison toujours prête dès qu’ôtée la cuirasse. L’armure corsète et tend notre virilité. Nous sommes tout angles droits, perçants, dressés, notre corps à chacun convexe, rouages contondants, surplus de la virtus romaine, du trop-plein. Nous sommes un corps armé, excroissance du princeps, bras armé – plutôt : lance au bout du bras armé du princeps, bandé à mort, notre chaleur vous en cuira. L’énergie mécanique libérée par les lever-poser-levier-marcher accumulés, il faut en faire quelque chose, l’employer. Et le viol, à l’occasion, à toute occasion présentée, sert aussi bien Rome, sa virtus fertile, son emprise.
La ligne que nous traçons désigne une autre ligne, celle de la limite nord. Chaque pas vers le limes de Bretagne, vers ce mur d’Hadrien qui contient et propulse Rome, chaque pas nous éloigne de ce qui fut chez nous et, nous en délivrant, des nostalgies, du souvenir, nous rapproche de ce qu’est Rome, dissout notre âme dans notre fonction : limite nord mobile de la virtus de Rome. Je suis celui qui pose les lignes, mon vocabulaire anguleux est une arme de guerre, nos pila, nos gladia, nos legiones, IX Hispana, XX Valeria Victrix, II Augusta sont chiffres contondants, taillés le long de cette horizontale. Notre récit nous dirige et nous fait, général, légionnaire, nous suivons la règlette posée sur la carte.
Je marche, légion. Je dirige la marche, en général, commande à toutes les marches, suit chacun, suit son ombre, je dirige. Chaque goutte du nuage, chaque rouage, j’en suis. Nous la campagne qui avance, c’est moi. Je suis le géomètre, le botaniste, le scribe, le tailleur de pierres, l’exploratore, l’instructeur, l’artilleur, le tanneur, l’armurier, le cavalier, je suis Climax et tous frères d’armes,
je suis chaque cheval et même les animaux domestiques, trainés là pour nourrir nos milliers de bouche, c’est une façon de servir Rome,
je suis chacun, suis général, je les dirige,
je contrôle le bras armé, suis l’âme du corps d’armée, ô général,
tout digne Caesar fut un jour un général, l’ambition n’est pas interdite, la gloire peut advenir, même si (les missions de surveillance, la logistique, l’intendance, veiller à la bonne marche du troupeau, à la bonne santé du cheptel, bientôt au dû versement de l’impôt), la gloire peut advenir mais :
Mais je ne suis rien, qu’un peu, de Rome.