2C. Ombres. Sereine Berlottier

Nous y voici, ombres
Il y a encore un peu de sang sur vos lèvres, un peu de rose à vos joues. Votre peau n’a pas encore la sécheresse des cuirs mal graissés. Vos bottes sont propres, vos ongles nets. Vous montez droit, fièrement, attrapant d’une seule coulée de l’épaule les fruits qu’on vous tend, et le pain même, la lèvre aussi si vous le pouviez, le gant ôté, vos mains trop douces retenant les rênes
Allez-vous en
Votre fièvre n’est pas la mienne, n’est pas la mienne votre joie, pauvre trace de vos semelles dans les chemins mous, larme sale sur la joue de la paysanne que vous
Pas la mienne, ombres
Cette manière goulue de porter la choppe à vos lèvres, ni votre soif, le souffle usé de vos bêtes de charge, la marque vive qui s’infecte sous le licol et que les mouches seules ont déjà senties puisque
Pas la mienne, ombres
Cette impatience creuse qui fait frémir votre ventre glacé, quand vous rêvez qu’une armée marche sans fin, glisse lentement sous des collines muettes, traverse des forêts sans pièges, sous des ciels sans nuit, relève des traces, traque des lignes, monde grillage, inventaires morts, petits valets géographes et piétaille miteuse et toutes les langues mêlées, empire qu’importe, ces cartes ne sont pas les miennes, pas les nôtres ces lignes à crampons, ces fosses à nues
Vie de brouillard, pas la mienne, ombres
Cette feinte qui dessine un étrange sillon sur vos lèvres
Morsures et mensonges au bout de l’épée je vous vois comme je vois le nuage grossir, poussière et haleine mêlées, vous êtes loin, le chemin tremble, si nombreux et si seuls sous vos paupières sèches, grises, un seul parmi vous saurait me faire hésiter, mais où est-il, marche-t-il encore au milieu de ce nuage de glaise qu’à présent vous formez, cette grande motte qui bouge sous vos bottes, et que m’importe que vous l’ayez déjà dévoré, que l’uniforme ait brisé ses coudes d’enfant et ses joues silencieuses, sa bouche plus nue qu’un trait de crayon, et sa misère, sa peur, et cette façon de dormir jambes enlacées au fusil, crosse au menton
Pas la mienne, ombres
Ni l’attente ni les plaintes d’elles, mains nouées sur tabliers sales, leur abandon, leurs doigts gercés sur des seaux trop lourds, les cruches qu’elles lèvent vers vous, les sourires faux qui griment leurs joues, enfants seuls livrés au jardin, que des morceaux de bois les fassent égaux à vous qui marchez, genoux griffés et fusil à l’épaule, mais s’ils savaient seulement votre monde, votre misère, pauvres farceurs, et pourquoi donc faudrait-il pardonner à ceux qui s’en vont
Allez-vous en, ombres
Traversez le village et disparaissez, suivez le chemin qui s’efface au milieu des vignes, tournez à droite derrière le verger, prenez nos fruits, utilisez notre puits, lavez vos bottes dans la rivière, saccagez nos clôtures si cela vous amuse, choisissez le chemin le plus court et surtout
Ne touchez pas nos enfants, n’effleurez pas nos sœurs, oubliez jusqu’au nom que porte ce lieu et que vous n’avez pas pris le temps de connaître, ne notez rien sur vos cartes, sur vos registres, et qu’il ne reste ici de votre passage que quelques touffes de crins accrochées aux clôtures, les traces que la prochaine pluie enfouira dans la terre, et cette odeur lourde, la sueur d’une armée entière, une sueur fade, inutile, de soldats sans combat, sans cause, mêlée faut-il le dire à ce que nous n’avons pas su retenir, à ce qui a coulé le long de nos jambes sous le coup de la peur et c’est pourquoi
Allez-vous en, ombres, puisque je dis
Nous n’avons pas besoin de vous aujourd’hui, nos mains savent ce qu’il faut à nos yeux, à notre bouche, à notre ventre même et à celui de nos enfants beaux, rien à entendre de ce que vous auriez à nous dire, rien à vouloir de cette aventure à laquelle on vous a fait croire, dont on vous raconte chaque soir l’invraisemblable avancée, berceuse sucrée, dessein parfait, celui que vous croyez déjà voir danser au milieu des flammes qui réchauffent la plaine humide, l’inutile déclinaison de votre destin pauvre, ni ces pays, ces fleuves, ni ces forêts insensées, ces métaux inconnus, ces fleurs opaques, veloutées, dangereuses, dont vous nous feriez le dessin pour nous attendrir, pauvres rêveurs, sinistres cloches, vos pieds gelés sous la tente et ces morceaux de souvenirs que vous échangez chaque soir comme des cartes sales, cornées, avec leurs figures que rien ne distingue, l’herbier sec de vos ritournelles, offrandes mortes, et qui sont les mêmes pour tous
Allez-vous en, ombres
Car déjà ceux du début ont disparu dans la plaine, ils ne retiennent plus leurs chevaux, savourent d’avance les moutons qu’ils nous ont volés, cherchent des yeux la prochaine clairière où camper, sonores, vantards et chantant faux, fouettant les branches, effrayant les oiseaux, leurs dos de petites briques flottant au-dessus des herbes, heureux de marcher en cadence au milieu du monde, impuissants à quitter la colonne, à écailler le rang, poissons fidèles, troupeau gelé, épaule contre épaule comme si le soir n’allait pas venir, comme si la nuit n’allait pas tomber sur leurs visages nus, les séparant d’un trait comme le couteau enfoncé dans le fruit, alors les souffles, un à un et pour chacun seul, quand viendrait l’heure
Allez-vous en, ombres

7 juin 2016
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