4/12. Ça commence un jour d’été
Il est des rencontres qui étonnent, même si rien ne s’opposait à pareille rencontre.
Prenons donc Fabio Viscogliosi, musicien multi-instrumentiste qui a travaillé avec les Married Monk, avec Yann Tiersen, et qui est l’auteur de deux albums solos : Spazio et Fenomeno. Compliquons les choses en disant que cet homme est également auteur de bande dessinées et d’albums jeunesses. Mettons-le en présence de Brigitte Giraud que l’on sait – par ailleurs – très attentives aux musiques actuelles, elle a emprunté le titre d’un de ses livres [1] à Dominique A et mettait en exergue de son très beau récit A présent cette phrase de Lou Reed : Le rock’n’roll ne ment pas. Il ne promet jamais une fin heureuse.
Que se passe-t-il lors de cette rencontre : Brigitte Giraud lit un texte, écrit voici quelques années, un texte fragile, un peu hybride, nommé Avec les garçons que Fabio Viscogliosi illustre à sa manière, en créant une bande son pour les mots. Un film est réalisé [2] lors de cette rencontre, un film très sobre, une lecture-concert filmée, en noir et blanc.
Elle lit, en se balançant un peu sur la musique qu’il joue, concentré, attentif.
1 – Ça commence un jour d’été. Et ça ne s’arrêtera jamais. La pierre brûle. La lumière fait comme un incendie. Les lanières de mes sandales me blessent. Mais je ne vois que le garçon.
En soixante-sept fragments et une nouvelle, Brigitte Giraud raconte l’incroyable : la naissance de l’amour, le premier ; le bouleversement en soi, la radicale transformation qui fera que le monde – plus jamais – ne sera comme avant.
4 – Je suis suspendue aux gestes du garçon. Ses apparitions. Sa démarche. Son indifférence. Nos regards ne se sont pas encore croisés. Il s’agit d’un simple déplacement d’air. Une possibilité. Le soir dans mon lit, alors que mon frère refuse d’éteindre sa lampe de chevet, je fixe un point dans le rideau et je récapitule.
Les mots sont pudiques, d’autant plus que la situation est d’une extrême banalité, il n’y aurait presque rien à dire, il y a là un fil tellement ténu que la moindre fausse note éboulerait tout l’ouvrage. Il s’agit d’une adolescente qui regarde un garçon, un été, au camping, qui regarde un garçon réellement, pour la première fois. Il s’agit de dire ce miracle, incertain, qui emporte tout pourtant sur son passage, qui transforme tout.
12 – Je sais, je ne suis pas drôle. Je me permets des gestes, avec mon frère, que ma mère déplore. Je perds mon sens de l’humour, paraît-il. Je deviens égoïste. Alors chacun se venge, j’entends des mots me concernant qui me blessent. J’entends parler d’hormones, on me traite de grande dinde ou de madame la marquise. Je ne joue plus au château de sable avec mon frère, c’est comme un crime que je commets. Je sens les regards hostiles, les jugements qui me disqualifient, les soupirs qui me méprisent. Je sens que ma cote descend en flèche. Malgré moi je trahis.
Il s’agit d’une histoire si simple, dans ce milieu populaire qui semble n’inspirer que des comédies vulgaires, dite avec des mots limpides, comme sait si bien le faire Brigitte Giraud, en laissant de grands espaces dans la marge, en suggérant des immensités hors champ. C’est ce qui – toujours – me frappe dans son écriture : cette extrême justesse, cette fausse simplicité qui sait englober beaucoup. Sans grands effets, elle s’approche au plus près de l’intime. Elle dit la douleur et la joie, l’effarement et l’espoir. Et cette langue se déploie, sait s’approcher de grandes beautés. C’est aussi la première fois que Brigitte Giraud quitte le roman ou la nouvelle pour aller vers une forme brève, fragmentée, dont je me refuse à tenter d’y accoler une quelconque étiquette de genre.
En contrepoint, Fabio Viscogliosi joue sa musique, donc, et là aussi il est frappant de voir combien – sans rien renier à son univers très personnel – ses compositions collent au texte. D’une fausse légèreté à des climats plus denses en passant par du rock très 70’s, sa musique n’appartient qu’à lui, et il faudrait réunir des gens inconciliables pour donner une idée de cette musique : englober dans la même phrase Pascal Comelade, Vladimir Cosma et Robert Wyatt, par exemple.
Saluons enfin le travail des jeunes éditions Alphabet de l’espace (qui empruntent leur nom à un poème d’André Velter), qui semblent vouloir privilégier le rapport à l’image sans pour autant négliger la qualité du livre.