(6) Fragments sur la vie mutilée de J-M Palmier (extraits)
En quatrième de couverture de ce livre, on peut lire
Jean-Michel Palmier est décédé des suites d’un cancer le vingt juillet 1998 à l’âge de cinquante-trois ans.
Dans cet ouvrage où il lègue ces fragments bouleversants de sa vie mutilée, l’auteur parcourt l’ultime chemin de son dernier exil.
Merci à Bernard Palmier et à Hubert Tonka de nous permettre de publier quelques fragments de ce texte saisissant. [SR]
ACCIDENT
Ils n’en parlent jamais lors des premières rencontres. Pour qu’ils s’ouvrent, il faut gagner leur confiance. Alors surgissent les dernières images, celles de la vie d’avant. La route, la voiture qui arrive en face, le choc, la ferraille, le sang tiède qui coule. L’hiver, le verglas, le pont ou l’arbre qui se rapprochent. Le véhicule qui déboîte brusquement devant la moto. Et puis, c’est le grand trou noir. Ils disent ne pas se souvenir ou avoir eu juste le temps de murmurer un numéro de téléphone. Puis ce fut le réveil en salle de réanimation. Cet accident qui a bouleversé leur vie, ensuite ils n’en parleront plus. Tout au plus montreront-ils un jour la photo de leur moto transformé en tas de ferraille, de ce qui reste de leur voiture, la cicatrice de l’opération. Chacun comprend d’emblée la limite des questions à ne pas poser. Il faut seulement savoir écouter, hocher la tête, prononcer ces mots incertains « Finalement, tu as eu de la chance ». Combien de visages de jeunes filles s’illuminent souvent sur ces simples mots : « Ta cicatrice se voit à peine ». Elles n’en croient pas un mot, mais apprécient cette pauvre gentillesse.
DISTANCE
Comme mon corps semble m’être devenu étranger, j’éprouve la même distance à l’égard de la maladie. Le cancer qui m’habite – et qui me fait songer au beau roman de l’écrivain suisse Fritz Zorn, Mars, atteint lui aussi d’un cancer qu’il qualifie de produit de « ses larmes rentrées » et qui entraîne sa mort – n’éveille en moi qu’une sorte d’indifférence. Le chef de clinique me montre l’évolution « encourageante » des tumeurs sur les clichés du scanner. L’aspect technique de la photographie m’intéresse plus que la tumeur elle-même, une tâche sombre, un pauvre trou noir aux contours soulignés de blanc.
CORPS
Je ne possède pas seulement mon corps. Je l’habite et il est mon lieu vivant avec toutes choses. C’est le véhicule de mon être-dans-le-monde. L’atteinte corporelle n’épargne pas cet être-dans-le-monde comme l’avait si bien montré Maurice Merleau-Ponty à propos de son analyse du « membre fantôme » qui suit une amputation. Face au bras coupé, arraché par l’accident, les choses se présentent toujours comme « maniables » et appellent un membre qui n’existe plus. Il en va de même du corps dans sa totalité. L’existence n’est plus vécue que comme fragment d’existence. Le « handicap » est une autre manière d’être au monde.
POUVOIR
Souvenir des discussions entre Foucault et Baudrillard sur le pouvoir. L’hôpital avec sa hiérarchie complexe, la structure de ses services est un étonnant lieu de pouvoir et de hiérarchisation sociale. Les patients sont peu sensibles à ces problèmes. Ils m’ont souvent fait réfléchir à partir de détails. Réflexion faite par un infirmier à un aide soignant, répartition des tâches (à l’hôtel-Dieu), ton de la voix avec lequel une surveillante s’adresse à une aide soignante, désir de certaines infirmières de « plaire » aux surveillants en leur rapportant leurs observations sur la vie du patient, ses fréquentations, son intimité. Je ressens tout cela avec le même malaise. Naïveté de croire que le milieu hospitalier échappe à la logique sociale.
NUIT
Les nuits à l’hôpital semblent interminables. Je vois toujours arriver la fin du jour avec la même angoisse. L’hôpital, la vie de cette chambre-cellule mériterait une longue analyse phénoménologique de l’espace et du temps. Impossibilité de m’endormir avant les premières heures du matin. Alors je contemple, de la fenêtre du couloir, les lumières à travers les branches des arbres, conscient de la complète solitude.