(3) "Walter Benjamin" de Jean-Michel Palmier (premier extrait)
Ce premier extrait de Walter Benjamin, Le chiffonnier, l’Ange et le Petit Bossu de Jean-Michel Palmier se situe dans la première partie du volume. On la retrouve aux pages 89 à 97. Elles comptent 38 notes en bas de pages qui éclairent d’une manière décisive le texte par des perspectives historiques, analytiques, ainsi que des liens à l’intérieur de l’œuvre de Benjamin. Si nous signalons l’importance de cet appareil critique, c’est que nous l’avons largement gommé dans cet extrait pour en faciliter la lecture sur notre support. Nous avons pourtant souhaité souligner leur rôle et leur importance par un éclairage de 6 notes.
On retrouvera la précision et l’ampleur du travail de Jean-Michel Palmier en se reportant au livre.
L’attachement à Berlin qui se dessine également au creux de ces lignes rappelle les textes de Jean-Michel Palmier sur Berlin (Retour à Berlin notamment) mais aussi les Promenades dans Berlin de Franz Hessel que J-M Palmier avait publié et préfacé aux Presses Universitaires de Grenoble en 1989 ; Franz Hessel, ce flâneur berlinois, ami de Benjamin, avec qui, justement, il traduisit Proust. [SR]
Benjamin, Proust et Hessel : d’Enfance berlinoise aux Passages parisiens
« Jamais plus nous ne pouvons recouvrer tout à fait ce qui est passé. Et c’est peut-être une bonne chose. Le choc de la retrouvaille serait si destructeur qu’il nous faudrait cesser sur-le-champ de comprendre notre nostalgie. »
Walter BENJAMIN, Enfance berlinoise, « La boîte de lecture ».
L’influence qu’exercèrent Proust et Franz Hessel sur Benjamin éclaire sa topographie de l’imaginaire et sa métaphysique du temps. Au dialogue avec Proust appartiennent non seulement l’essai qu’il lui a consacré, les réminiscences d’A la recherche du temps perdu dans Enfance berlinoise, mais aussi de nombreuses notations des Passages et les réflexions sur la mémoire à propos de Baudelaire, où les catégories psychologiques proustiennes — le rêve, l’éveil — sont transformées en moyens d’investigation historique. L’amitié avec Hessel est inséparable de leur passion commune pour Paris et Berlin, de leur goût pour la flânerie, de leur intérêt pour un certain style d’écriture fragmentaire et leur attachement à l’enfance.
Le nom de Proust apparaît dans la correspondance de Benjamin dès 1925 [1]. C’est avec Franz Hessel qu’il traduisit A l’ombre des jeunes filles en fleurs (1927) et Du côté de Guermantes (1930). En 1929 Benjamin publia dans la Literarische Welt son essai « Pour le portrait de Proust ». Les treize volumes d’A la recherche du temps perdu lui apparaissent comme « la plus importante réussite des dernières décennies ». Benjamin récuse toute interprétation psychologique pour mettre l’accent non sur le vécu transposé mais sur la complexité de la remémoration. Dans les Passages, il analyse ce qui unit la mémoire involontaire au rêve et au réveil, souligne sa proximité de l’oubli. Du quotidien le plus ténu, Proust a su tirer, comme par miracle, une vision qui transforme le lecteur en rêveur éveillé. Benjamin souligne encore l’importance du rêve et de la ressemblance — dont il explicitera la théorie à propos du « Pouvoir mimétique » — dans la genèse des images [2]. Proust est un « désenchanteur impitoyable et sans illusions, du moi, de l’amour, de la morale ». A propos de sa conception du temps, il remarque que, chez lui « nous sommes des clients qui, sous une branlante enseigne, passons un seuil au-delà duquel nous attendent l’éternité et l’ivresse. » Si l’on trouve dans son œuvre la survivance d’un idéalisme, l’éternité vers laquelle Proust « ouvre quelques fenêtres » est le temps limité et non pas l’infini. Le monde vieillit en même temps que l’homme. Il ne fait que le rajeunir, même si la maladie elle aussi est entrée dans son œuvre, modelant sa syntaxe sur « le rythme de ses crises d’angoisse et de ses étouffements. » Benjamin se sentira toujours étrangement proche de Proust [3]. L’immersion dans la mémoire suscite la même mélancolie. La référence voilée et constante à Proust permet à Benjamin de glisser certaines de ses expériences les plus personnelles dans les traces d’A la recherche du temps perdu. Un même modèle mythique du temps semble les unir, celui du paradis perdu de l’enfance. L’adulte qui l’a entrevu, sans réellement se l’approprier, ne peut le ressaisir qu’à travers la mémoire et la littérature. Proust se remémore un bonheur infini, une coïncidence avec lui-même, et c’est l’intimité de son rapport aux choses qu’il espère retrouver. Il sait que sa quête n’est pas vaine. Benjamin, lui, ne découvre dans l’enfance que des possibilités qui n’ont ouvert sur aucune porte. Le passé tout entier resurgit dans l’expérience de la mémoire involontaire, mais marqué par la mort. Au platonisme de Proust, qui permet à la mémoire de retrouver intégralement ce qu’elle croyait perdu, correspond, chez Benjamin, une construction complexe, où toutes choses sont unies dans des rapports de signes et de dépendance. La mémoire involontaire ne restitue pas une plénitude de sens, mais des corrélations secrètes qu’il faut interpréter à nouveau. A la conception proustienne du temps, marquée par la psychologie de son époque, Benjamin substitue une théorie de l’interprétation des images qu’illustre Sens unique. Ne peut appartenir à la mémoire volontaire que ce qui a été réellement vécu, car loin de restituer la durée « intégralement conservée » au sens de Bergson, elle nous livre surtout des perceptions inconscientes [4]. A la répétition proustienne s’oppose chez Benjamin le surgissement d’un sens nouveau né de la remémoration d’une expérience. Son opposition à Proust dans cette conception du « déjà vu » est irréductible. L’illusion de la fausse reconnaissance est élevée au rang d’un principe métaphysique. L’évocation du « Panorama impérial » nous en laisse entrevoir la signification. Les images qui défilent devant les yeux de l’enfant, empreintes d’une « mélancolique atmosphère d’adieu », ont pour lui quelque chose de « déjà vu ». Ce que le narrateur, chez Proust, s’efforce de déchiffrer à travers la nuance de la pierre, la ligne d’un toit, est une promesse de bonheur. Benjamin, lui, n’y trouve que la prémonition d’un malheur futur. Le Petit Bossu s’ingénie à gâcher ses plus beaux instants, en lui laissant deviner ce qu’ils portent en eux de négatif. Les « impressions obscures » de Proust débouchent chez Benjamin sur ces « illuminations sinistres ». L’attente d’un bonheur s’accompagne de la crainte de ce que recèle l’énigme. Le « déjà vu » n’est qu’illusion. Ce que croit reconnaître l’enfant lui est parfaitement inconnu, puisqu’il s’agit de son avenir. L’illumination qu’il ressent, à travers les images du Panorama impérial qui s’effondrent une à une, se transforme alors en allégorie. Le souvenir ne restaure pas le passé, il révèle un devenir historique [5]. La mémoire involontaire présente les souvenirs enfouis pour qu’ils fassent l’objet d’une interprétation nouvelle que seul l’adulte peut transformer en prophéties. La mémoire volontaire reprend alors les données de la mémoire involontaire, elle les ordonne et le réveil — dont il est surtout question dans les Passages — devient un processus collectif.
Dans la liasse K, unissant Freud, Proust et le surréalisme, Benjamin ébauche une réflexion sur l’éveil à l’échelle d’une génération tout entière. Le capitalisme a plongé l’Europe dans « un sommeil nouveau, plein de rêves » mais « chaque époque a son côté tourné vers les rêves, son côté enfantin [Kinderseite] ». Au XIXème siècle, il culmine dans les passages. Que l’éducation parvienne à refouler le monde de l’enfance, à le tenir pour pathologique, c’est encore ce dont témoigne, pour Benjamin, l’œuvre de Proust. Aussi propose-t-il une « révolution copernicienne » de l’intuition historique. L’éveil devient alors la forme exemplaire du souvenir car on parvient à se remémorer le banal, le quotidien. Ce que Proust découvre dans le demi-sommeil en regardant les murs de sa chambre, Benjamin le compare à « l’obscurité de l’instant vécu » évoquée par Bloch. Il reprend dans les Passages une dimension historique et collective. Affirmant l’existence d’un « savoir-non-encore-conscient de ce qui a été » (Noch-nicht-bewusstes-Wissen von Gewenesen) dont l’acheminement vers la conscience a la structure du réveil, il définit la perception du monde historique comme « monde éveillé » (Wachwelt). En termes énigmatiques, Benjamin évoque « l’éveil à venir » (das kommende Erwachen) comme « le cheval de bois des Grecs dans la Troie du rêve ». Il esquisse ainsi un dépassement de Proust et du surréalisme qui transforme leurs découvertes poétiques en moyen d’investigation dialectique.
C’est à Franz Hessel, autant qu’au surréalisme, que Benjamin est redevable d’avoir, à travers Paris et Berlin, découvert la dimension philosophique et poétique de la flânerie dans la grande ville. Comme Benjamin, Hessel possède au plus haut point l’art de transformer le paysage urbain en univers mythologique. Tous deux s’attachent aux objets marginaux, aux constellations de souvenirs et d’images qui les unissent à l’enfance. L’essai de Hessel, « L’Ecole du flâneur », évoque l’art difficile de découvrir une ville. Flâner n’est pas une activité de luxe. C’est un droit fondamental des plus pauvres. Il s’apparente à la poésie. La ville se transforme alors en vision fantastique, les vitrines en paysages, les noms des firmes deviennent des personnages mythologiques. Aucun journal n’est aussi passionnant que les murs des villes, avec leurs affiches et leurs publicités. On y découvre les traces du passé, des signes qui révèlent l’inconnu. Autant de thèmes qui sont au cœur de Spazieren in Berlin (1929). Enfance berlinoise n’évoque qu’un seul quartier, Hessel, à travers ses promenades, restitue la diversité contradictoire du Berlin des années 20. Sa poétique de la flânerie, Benjamin l’intégrera aux Passages [6] Hessel demandait aux Berlinois de mieux regarder leur ville, de lui donner un peu de cet amour classique que les Allemands portaient aux paysages car, pour le flâneur, les publicités sont aussi belles que les peintures des salons bourgeois, les kiosques à journaux tiennent lieu de bibliothèques, les boîtes à lettres de bronzes, les bancs publics de boudoirs. Figure de la modernité, nimbé d’une auréole sacrée, il est le prêtre du « genius loci », sait déchiffrer le passé, découvrir dans le présent l’adieu à ce qui a été. Benjamin affirme avoir trouvé dans le livre de Hessel la première ébauche d’une « philosophie du flâneur ». Inséparable d’une certaine métamorphose de l’urbanisme — apparition des trottoirs à l’époque d’Haussmann et surtout des passages — la flânerie parisienne est aussi liée à la possibilité d’un lieu d’échange entre l’intérieur et l’extérieur. Plusieurs caractéristiques du flâneur dans l’essai sur Baudelaire et les Exposés des Passages reprennent mot pour mot celles qu’il énonçait déjà dans son essai de 1929. Comme l’enfant se tient sur le seuil de la classe bourgeoise, le flâneur demeure sur le seuil de la ville. Son regard, sa nonchalance expriment le même retrait face aux activités. La ville, qui lui apparaît derrière un voile, est autant fantasmagorie qu’énigme. Et ce qu’il tente de sauver à travers elle, c’est un rêve, un rêve d’enfance.
[1] Dans une lettre à G. Scholem, datée du 21 juillet, il écrit : « Tu dois connaître le nom de Marcel Proust. Ces jours-ci j’ai conclu un contrat pour la traduction de l’œuvre principale de son grand cycle romanesque A la recherche du temps perdu. J’ai à traduire la partie en trois volumes de Sodome et Gomorrhe. La rémunération n’est nullement forte mais elle suffit cependant pour que j’ai cru devoir me charger de cet énorme travail. En plus, si la traduction est un succès, je puis me promettre un solide crédit de traducteur, un peu comme celui dont bénéficie Stefan Zweig. » (Corr. I, 361).
[2] « Proust était insatiable de vider d’un seul coup l’attrape, le moi, pour que toujours à nouveau pût apparaître ce troisième élément, l’image, seule capable de satisfaire sa curiosité, ou, bien plutôt, d’apaiser sa nostalgie. » (MV, « Pour le portrait de Proust », 319). On songe ici à l’exposé qu’il donnera plus tard de la fonction de l’image dialectique, dans l’essai sur Baudelaire. Récusant le reproche de « snobisme » formulé par la critique allemande, il met en évidence l’horizon social de son œuvre, en soulignant que la théorie proustienne du mimétisme parvient à unir une « matière abyssale » à une « trame policière ». Dans son essai sur Baudelaire, Benjamin mettra aussi en parallèle l’apparition du thème du flâneur dans la littérature du XIXème siècle avec la foule et la découverte des romans policiers. Cf. CB, « Le Paris sur Second Empire chez Baudelaire », 67.
[3] Benjamin confiait à Adorno « qu’il ne voulait pas lire une seule ligne de Proust lorsqu’il avait à le traduire, parce qu’il risquait alors de tomber dans une dépendance morbide qui serait un obstacle à sa propre production. » (Cf. T. W. Adorno, « Im Schatten junger Mädchenblüte »(a), p. 74). <trad.>
[4] C’est le sens de la discussion entre Benjamin et Adorno sur la mémoire proustienne. Adorno écrivait à Benjamin le 29 février 1940 : « Le problème extrêmement difficile réside dans la question de l’inconscience de l’impression fondamentale, dont l’existence est nécessaire pour que cette impression échoie à la mémoire involontaire et non à la conscience. Peut-on vraiment parler de cette inconscience ? L’instant de la dégustation de la madeleine, d’où surgit la mémoire involontaire, était-il effectivement inconscient ? Je suis tenté de croire que, dans cette théorie, un membre dialectique a disparu, à savoir celui de l’oubli. » (cité dans T. W. Adorno, Über Walter Benjamin(*), p. 158
[5] Dans les Passages, Benjamin se référant à Proust souligne ce qui unit l’image dialectique, l’histoire, la connaissance et l’éveil. Le passage de l’enfance à l’âge adulte devient celui du rêve au réveil (cf. PR, « Brèves ombres », 62). Comme le rêve, l’enfance constitue un savoir non encore conscient des choses et Benjamin peut affirmer que « l’exploitation des éléments oniriques lors du réveil est le paradigme de la dialectique. Elle est un exemple pour le penseur et une nécessité pour l’historien. » (LP, 481 - N 4, 4).
[6] Dans une lettre du 18 septembre 1929 à G. Scholem, il nomme son essai sur Hessel « Le retour du flâneur » (LtW, 4 octobre 1929) « un petit élément pris au bloc des Passages » <Corr.> . Le lien entre la démarche de Hessel et celle des Passages est encore évoqué dans la lettre à Adorno du 31 mai 1935. A propos de la genèse de son projet, Benjamin écrit : « Il y a au commencement Aragon, Le Paysan de Paris, dont le soir au lit, je ne pouvais jamais lire plus de deux ou trois pages, mon cœur battant si fort qu’il me fallait poser le livre. Quel avertissement ! Quel renvoi à toutes ces années qui allaient devoir s’interposer entre moi et de telles lectures. Et pourtant les premières esquisses des Passages proviennent de cette époque. — Vinrent les années berlinoises au cours desquelles la meilleure part de mon amitié avec Hessel se nourrissait aux mille discussions que suscitait le projet des Passages. C’est en ce temps-là que naquit le sous titre aujourd’hui délaissé, Une féerie dialectique. » (Corr. II, 163-164).