[9] « et nous serons tous heureux sans nous en douter »


 

Sur la table : le bougeoir au pied couvert de cire blanche et la bougie allumée, rêveries à la flamme le soir venu ; un flacon d’encre noire ou bleue je ne vois pas ; le porte-plume à plume bien taillée de chez Griffon ; une boîte contenant du sable de bois qui absorbera l’encre et qu’il balaiera vivement, noirci ou bleui, du revers de la main. À gauche, les deux ou trois livres sur lesquels il travaille, le cahier où il prend des notes, un dictionnaire. À droite, à portée d’œil, le texte en cours et un beau désordre de papiers, une feuille blanche attend.



« Laure [1] me tourne la tête ; j’en suis comme un enfant, je la lis tout le jour et la nuit, j’en songe. Écoute un rêve que j’ai fait d’elle hier pendant que tout l’univers était à s’amuser.
Il était environ minuit, je venais de m’endormir, ses mémoires à la main ; tout d’un coup, elle m’est apparue, je la voyais ! L’horreur du tombeau n’avait point altéré l’éclat de ses charmes et ses yeux avaient encore autant de feux que quand Pétrarque la célébrait ; un crêpe noir l’enveloppait en entier, et ses beaux cheveux blonds flottaient négligemment dessus ; il semblait que l’amour pour la rendre encore plus belle voulût adoucir tout l’appareil lugubre dans lequel elle s’offrait à mes yeux. …˜…˜Pourquoi gémis-tu sur la Terre (m’a-t-elle dit), viens te rejoindre à moi. Plus de maux, plus de chagrins, plus de trouble, dans l’espace immense que j’habite, aie le courage de m’y suivre.’’ À ces mots, je me suis prosterné à ses pieds, je lui ai dit : …˜…˜Ô ma mère !…’’, et les sanglots ont étouffé ma voix, elle m’a tendu une main que j’ai couverte de mes pleurs, elle en versait aussi. …˜…˜Je me plaisais (a-t-elle ajouté) à porter mes regards dans l’avenir lorsque j’habitais ce monde que tu détestes, je multipliais ma postérité jusqu’à toi et ne te voyais pas malheureux.’’ Alors absorbé par mon désespoir et ma tendresse j’ai jeté mes bras autour de son col pour la retenir, ou pour la suivre, et pour l’arroser de mes larmes, mais le fantôme a disparu, il n’est resté que ma douleur.
O voi che travagliate, ecco il cammino
Venite a me se’l passo altri non serra.

Pétr[arque] son[net] LIX.



L’écriture est alerte, régulière, légèrement inclinée sur la droite. Les lettres longues s’étirent avec aisance. Les d sont élégants, leur barre qui se recourbe vers la gauche les fait ressembler à des voiles sous le vent. Épaisseurs et dilutions sont celles de l’encre et de la plume. Il souligne les mots sur lesquels il veut insister, en rature certains. Il les remplace alors par un autre glissé dans l’interligne ou indique « effacé par moi » de façon à les distinguer des gribouillis du censeur qui ne substitue rien à ce qu’il biffe (attaques ad hominem, mots jugés obscènes). Il écrit lisiblement, les mots indéchiffrables sont peu nombreux. La main se soulève au-dessus du papier, s’immobilise, y revient pour insolentiser les prolongeurs de détention.



Bonsoir ma chère amie, je t’aime et t’embrasse de tout mon cœur. Aie donc un peu plus de pitié de moi je t’en conjure car je t’assure que je suis plus malheureux que tu ne penses ; juge tout ce que je souffre et l’état de mon âme à tout le sombre de mon imagination ; j’embrasse même les gens qui me boudent parce que je ne hais en eux que leurs torts.
Ce 17 février [1779] au bout de deux ans d’affreuses chaînes. »



Une seule table pour la correspondance et les repas, les manuscrits et les lectures du matin, studieuses, plume en main. Il lit autrement les romans et poèmes de deuxième lecture, s’amusant, s’endormant d’ennui ou de plaisir. Les pièces de théâtre, celles qu’il lit, celles qu’il écrit, c’est debout, dressé qu’il en contrefait chaque rôle, homme ou femme, à voix haute afin d’entendre comment la réplique résonnera sur scène – saurait-on emprisonner plus longtemps un auteur que la salle chercherait des yeux à l’instant des applaudissements ?



« Je vous remercie du détail de vos enfants, sans doute il m’a fait plaisir. Vous ne devez pas douter de l’intérêt que je prends à ce qui vous regarde et, réversiblement, à vous. Tout ce que vous me direz à ce sujet-là me sera toujours agréable, autant que peuvent me l’être les choses extérieures. Il aura de l’ambition et l’amour-propre de mériter ce qu’il obtiendra est une très jolie phrase. Elle fait honneur à votre esprit, et ce qu’elle annonce en fait au cœur de votre fils. Je vous félicite de toute façon, madame la marquise. Vous aurez là une source de consolation et de satisfaction qui vous fera oublier et le père et tous ses malheurs. Je vous conseille de vous rejeter absolument sur cela, comme moi sur mon égoïsme, et nous serons tous heureux sans nous en douter ; et voilà le vrai bonheur au moins, car celui qui n’est que le résultat des recherches laisse bientôt autant d’amertume qu’il a pu procurer de douceurs. Il est comme ces fruits d’Asie qui tentent les voyageurs par leur beauté, par leur fraîcheur, et qui portent le venin dans leur sang dès qu’ils ont eu l’imprudence d’en goûter » (lettre à Mme de Sade, novembre 1780).



Bords couturés, angles brisés, plateau qui porte la trace des détenus précédents : taches, rayures, frottements, incisions d’une initiale - une mauvaise table juste bonne à jeter au feu s’il ne tenait qu’à lui. Rien à voir avec le bureau ouvragé à pieds de biche dans le salon de la Coste ouvrant à vue sur les amandiers en fleur. Une table facile à déplacer, rien à voir avec celle où il déroulera les douze mètres de longueur des Cent vingt journées. Celle-là, se chargeant page après page d’une route escarpée, d’un hameau de charbonniers, de rochers à pic et de sommets hauts comme le Saint-Bernard jusqu’au château de Silling d’où ne devait ressortir au premier mars, pensait-il, aucun des quarante-six personnages, celle-là fut impossible à bouger d’un pouce pendant les cinquante-sept soirées de la mise au net, elle pesait soudain une tonne.



« Mandez-moi aussi des nouvelles du chanoine. J’ai fait sur lui deux nuits de suite deux rêves si affreux, que j’ai été réveillé en sursaut et obligé de me lever et de renoncer au sommeil. Ce sont des choses très ridicules que les rêves. J’ai pourtant rêvé que M. le duc de La Vallière, que je n’ai jamais vu ni connu, était mort : trois jours plus tard vous m’envoyez l’Almanach qui me l’apprend ! J’ai fait le même rêve sur Mme de Saint-Germain, mais si cela était, ne me le dites pas, parce que je l’aime et l’ai toujours prodigieusement aimée, et je ne m’en consolerais pas. Je suis très éloigné de croire aux rêves, mais je suis bien persuadé que la nature donne des inspirations très singulières à un être abandonné à lui-même et privé de la société. Ce miracle-là, si elle le fait, n’est pas plus singulier, et même beaucoup moins, que l’inspiration qu’elle donne aux animaux sur les plantes qui leur sont salutaires. Si quelques-uns de mes rêves se trouvent vrais, la première idée qui vous viendra, et que vous ne me communiquerez sûrement pas, sera celle : Je voudrais bien savoir ce qu’il a rêvé de moi. Eh bien ! je vais d’avance vous satisfaire. Il n’y a pas de mois que je n’en rêve, et ce qu’il y a de fort singulier, c’est que c’est toujours la même chose : je vous vois très supérieure à l’âge où je vous ai laissée, ayant toujours un secret à me dire, sur lequel vous ne voulez jamais vous expliquer, et toujours infidèle, cela dans toute l’étendue du terme, et par les instigations de votre mère. Je l’ai peut-être fait cinq cents fois ce rêve-là ! » (lettre à Mme de Sade, 22 janvier 1781).



Où placer sa table de travail entre huit murs en pierres de taille, l’un bouché par une porte qui n’ouvre pas de l’intérieur, un autre occupé par un poêle dont la fumée poisse peau et vêtements ? Où qu’il la tourne il écrit face à un mur. Par la fenêtre grillagée à trois mètres là-haut, le ciel est étroit. Où perdre son regard quand on cherche à percer le tremblement entre soi et le monde, comment rejoindre la feuille qui porte les contours d’un roman en filigrane ?




11 mai 2012
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[1Laure de Noves (1310-1348), épouse de Hugues II de Sade dit le Vieux, aimée de Pétrarque. L’abbé Jacques de Sade, oncle paternel du marquis, a écrit des Mémoires pour la vie de François Pétrarque, tirés de ses œuvres et des auteurs contemporains avec les notes ou dissertations et les pièces justificatives (Amsterdam-Avignon, 1764-1767) que Sade lit pendant son incarcération dans le donjon de Vincennes.