À quel prix as-tu acheté ton nom ?
1.
De Prague des amis m’ont rapporté Dopisy Ottle a rodine, publié par les éditions Aurora en 1996. Sur la jaquette de la couverture sont imprimées six photos noir et blanc, quatre portraits de femmes, deux portraits d’hommes. De gauche à droite et de bas en haut : Franz Kafka, Ottla Kafkova, Hermann Kafka, Julie Kafkova, Ellie Kafkova, Valli Kafkova, toutes de 1910. Le livre rassemble cent vingt-cinq lettres de Kafka à sa sœur Ottla et à sa famille, choisies et traduites de l’allemand en tchèque par Vojtech Saudek qui a également rédigé les notes, la notice biographique et l’épilogue. En tchèque, les noms propres portent la marque du genre. Kafka, Kafkova. Ils se déclinent selon leur fonction syntaxique. Milà Ottlo, chère Ottla. Elles sont signées F, Franz, vas Franz, tvuj Franz, votre, ton Franz. La lettre numéro 78, datée de 1919, est adressée à Hermann Kafkovi. Mily tatinku, jednou, bylo to nedavno, ses me zeptal, proc tvrdim, ze z Tebe mam strach, Très cher père, tu m’as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi – dans la traduction de Marthe Robert comme toutes les citations qui suivent. J’aimerais comprendre ce que signifie être un écrivain de nationalité tchèque et d’expression allemande. Cela allait de soi, à feuilleter ce livre ce n’est plus le cas. La situation n’est pas celle de Vladimir Nabokov qui s’exile et choisit d’écrire dans la langue du pays d’accueil, ni celle de Witold Gombrowicz qui s’exile et continue d’écrire dans sa langue d’origine. Franz Kafka ne s’exile pas. L’indépendance de la Tchécoslovaquie est proclamée à Prague le 28 octobre 1918, il avait trente-cinq ans. Journal, 16 octobre 1911 : « Moins mes arguments – exprimés en tchèque – ont de succès (car il a déjà signé un contrat avec R., mais il était si bouleversé par mon père samedi soir qu’il n’en a pas parlé), plus son visage ressemble à celui d’un chat. » Kafka s’adresse en tchèque à l’employé de son père. Dans quelle langue rapporte-t-il ensuite cette conversation (s’il la rapporte) ? Il écrivait et parlait l’allemand, langue qu’il avait apprise au lycée, pourtant quand il voyage de Weimar à Jungborn, Allemagne, il se fait mal comprendre. Journal, 16 juillet 1912 : « La salle est partagée en deux parties égales, l’orchestre est installé dans un espace clos pourvu de deux rangées de sièges. Pour l’instant, elle est vide, des petites filles se laissent glisser sur le parquet lisse (des joueurs d’échecs qui se reposent et parlent m’empêchent d’écrire). Je leur offre ma "limonade", elles boivent, la plus âgée d’abord. Le langage qui me permettrait de communiquer avec elles me fait défaut. Je leur demande si elles ont dîné, incompréhension totale… » Stéphane Mallarmé a noté l’accent ardennais d’Arthur Rimbaud qui rendait peu compréhensibles les poèmes qu’il lisait à voix haute dans les cafés parisiens. Cette question de l’accord ou de l’écart entre la langue qu’on écrit et la langue qu’on parle me tracasse. Elle comporte un élément d’équilibre sensoriel qui m’aiderait à comprendre ce qu’a écrit Kafka. Que j’ai lu. En français puisque je ne lis ni le tchèque ni l’allemand. Que j’ai lu, que j’ai compris mais que je ne comprends pas. Dans l’Introduction au Journal de Kafka, Marthe Robert cite une lettre de Kafka adressée à Max Brod (1920 ou 1921), de Merano, Italie : « Dès les premiers mots il apparut que je suis de Prague ; tous deux, le général (assis en face de moi) et le colonel connaissaient Prague. Suis-je Tchèque ? Non. Explique donc à ces bons yeux de militaires allemands ce que tu es en vérité. Quelqu’un dit : Allemand de Bohême, un autre : Kleinseite. Puis tout s’apaise et l’on continue à manger. Mais le général, dont l’oreille fine est formée à l’école philologique de l’armée autrichienne, n’est pas satisfait ; après le repas, il recommence à douter des sonorités de mon allemand, peut-être est-ce d’ailleurs plus l’œil que l’oreille qui doute. Je puis maintenant tenter d’expliquer cela par ma qualité de Juif. Scientifiquement, il est sans doute satisfait, mais humainement, non. » Dans les années soixante-dix d’après l’indépendance, les écoliers algériens apprenaient à lire et à écrire l’arabe dit littéraire comme une langue étrangère, presque. Ils l’entendaient parler à la télévision, même s’ils étaient nombreux à vivre dans des douars sans électricité et donc sans télévision. Dans le collège où j’enseignais la langue française, la plupart des professeurs d’arabe étaient de nationalité syrienne. Ils se moquaient de la méconnaissance de l’arabe par mes collègues algériens. Ces railleries signifiaient que leur pays n’avait pas été colonisé ni leur prononciation infléchie par des bouches étrangères.
2.
Les noms se transmettent autrement que les corps ne s’engendrent, c’est une observation commune. Dans un grenier familial, au Danemark, mon ami Steen a récemment découvert, sous des parachutes, des corsets orthopédiques ayant appartenu à Erik, un arrière-grand-oncle. Dans l’ordre généalogique Erik le précède, d’autres avaient précédé Erik.
Du côté de la branche maternelle, Franz l’aiguiseur de couteaux fabriquait des violons. Son fils Marinus a deux sœurs, l’une épousera un bijoutier, la cadette se prénomme Bert. À Rødby-havn où ils vivent, il y a une gare. Une fois par mois, après le passage du dernier train vers Copenhague, le chef de gare ferme les volets de la salle d’attente, ses enfants apportent des bancs et des chaises de l’école. Ce soir, c’est cinéma. Franz et son épouse (anonyme) s’y rendent avec leurs trois enfants. Les parents s’assoient sur des chaises, les enfants sur un banc. Le film commence. Tant de scènes se déroulent dans des gares, tant de paysages défilent derrière les vitres des compartiments que la situation impose un parallèle entre ces deux attentes, les trains, les images cinématographiques, leur commun désir d’ailleurs. Marinus de Rødby-havn épouse Petra de Maribo. À Maribo, s’il y a une salle de cinéma je l’ignore, mais dans le jardin de chez Baug, ou Bang, salon de thé l’après-midi, restaurant le soir, il y avait un théâtre de verdure. Marinus et Petra auront trois filles.
Du côté de la branche paternelle, l’ancêtre était forgeron. Lui et son épouse (anonyme) ont six enfants : Mary la cuisinière, Søren, Anna, Odeng le marin qui rapporte de Leningrad le samovar d’un pari gagné, Laurids le typographe qui voyage en Italie et aime l’opéra, Carl le skipper qui épousera Ida la Suédoise. Søren est le père de deux garçons à qui leur oncle Laurids transmet son goût de l’Italie et de l’opéra : Rasmus voyage à Milan, Christian à Vérone. À son tour Christian a deux fils : l’un devient ingénieur, l’autre étudie dans une école de commerce. Ce fils-là, Erik, part à Caracas dans les années cinquante. Il y retrouve sa cousine Else la pharmacienne, la fille d’Anna qui a épousé un Rasmus, et fait la connaissance de Per le mari d’Else. Chaque fois que je me raconte la généalogie de Steen je précipite les générations, au risque de les embrouiller, vers l’histoire d’Erik qui était bossu et s’exila à Caracas. L’histoire d’Erik m’évoque les récits de Bruno Schulz. Elle m’évoque les crocodiles et les âmes en suspens. Elle m’évoque une solitude acceptée, revendiquée. Elle m’évoque la perdition, la dépossession de soi. À bord du navire qui l’emmène vers le Venezuela, la petite Venise, accoudé au bastingage de la classe économique Erik regarde les dauphins, les miroitements, l’horizon infini. Une jeune fille charmante lui demande la permission de toucher sa bosse. Il a choisi de mettre un océan entre sa famille et lui, son pays et lui. Il donnera peu de ses nouvelles, on ne connaît ni la date exacte de sa mort ni le cimetière où il est enterré. Il se fâchera avec Else et Per qui, de retour en Europe, achètent un yacht afin que leur fils handicapé découvre le vaste monde. Sinon le vent, les embruns, la ligne des tropiques, les baleines, les mouettes, il n’existe pas de lien entre ce yacht et Erik quand il débarque dans le port de Caracas au milieu des trois-mâts amarrés le long des quais encombrés de marchandises. Il observe les Indiens cultivateurs de coca et de café, écoute la langue espagnole qu’il va devoir apprendre. Erik portait le nom de son père Christian. On ignore s’il eut un fils à qui il l’a transmis.
L’histoire de ce nom commence le 31 décembre 1916. Ce jour-là l’arrière-grand-père Søren Peder, âgé de soixante-trois ans, réunit ses six enfants. Anna a trente-trois ans, Odeng trente ans, Laurids vingt ans, Mary dix-neuf ans, Søren seize ans, Carl deux ans. Ils s’appellent alors les Christensen, les fils de Christian. Il leur tient ce discours : « Le nom de notre famille est très répandu, j’ai décidé que nous allions en changer. J’en ai réservé un, et je l’ai acheté. Chacun gardera le prénom que votre mère et moi vous avons attribué. Nous avons rendez-vous au bureau d’enregistrement des noms nouvellement créés, vous devez signer le document administratif qui l’atteste. Habillez-vous, nous y allons maintenant. » Ils partent, Carl dans les bras de Mary. Aucun n’ose demander au père quel sera leur nouveau nom. Il a choisi Halbro, le pont de Hal, lieu dont l’ancêtre forgeron était originaire. À Hal, dans le Jutland, il y a effectivement un pont.
Les habitants du Jutland sont gens taciturnes, âpres au travail et à la descendance, rudement fantasques. La légende familiale se souvient encore qu’une aïeule, servante et jolie de sa personne, fut emprisonnée dans un donjon et engrossée par un roi de la branche des Odenburg qui n’avait pas d’enfant. Au XIXe siècle, dans chaque maison il y avait un tonneau rempli des harengs en saumure dont on se nourrissait, accompagnés des pommes de terre que les plus pauvres allaient déterrer, la nuit, dans les champs. Le pain était un luxe. Beaucoup vivaient dans d’anciennes embarcations de pêche qu’ils rapportaient des cimetières à bateaux en les traînant le long du rivage avec des cordes. Ils retournaient la coque, la coque retournée formait habitation. Ils découpaient une porte à bâbord ou à tribord, par les hublots on regardait les vagues de sable. Les enfants sont maigres, ils ne sourient pas. Leurs vêtements sont rapiécés ou trop petits. Aucun médecin ne les soigne de la malnutrition, de la tuberculose. Ils ne vont pas à l’école, ils aident leur père et leur mère à gagner quelques sous, øre. Ils ne savent ni lire ni écrire. Acheter un nom ne traverse le regard d’aucun, c’est pour plus tard. À l’époque des bouches étrangères j’avais troqué le mien contre une tasse de café et un peu de tendresse, comme dit une chanson. Je n’ai jamais su le prononcer correctement. Chaque jour j’attache de moins en moins de prix à la vérité.