« À quoi aurait-il servi d’avoir une sœur, sinon ? » (Réza Barahéni)

Clément Marzieh, le traducteur du persan de Lilith, a accepté de choisir et présenter pour nous un passage de ce livre. Nous l’en remercions, ainsi que les éditions Fayard qui nous ont autorisé à citer Réza Barahéni longuement.
DD

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Le passage de la deuxième partie que j’ai choisi est, selon moi, un épisode central de Lilith : le coït de Shéhérazade avec le poète répond à celui du poète et de Lilith dans la troisième partie et s’oppose, dans toute la splendeur du fantasme de l’auteur, aux coïts fallacieux du paradis et de la geôle, qui eux-mêmes se répondent.

On décèle, me semble-t-il, dans cette confidence de Shéhérazade au seuil de la mort, et alors que Lilith va se glisser en elle, comme elle-même, dans Shéhérazade et son romancier (2e éd.), se glisse dans les corps et les âmes, le répons saphique à l’union incestueuse (mais il faudrait réinventer ce mot) de la conteuse et du poète, du frère et de la sœur.

Ces deux femmes, de chair et de verbe, cherchent l’homme qui les libérera de l’aliénation des pères et du mensonge, qui saura, en s’unissant à elles, dissiper les malentendus. Ce ne peut être qu’un poète, qui révèlera, comme une évidence, mais aussi une révolution, l’entière liberté de la jouissance. Par cette union, conteuse et conteur font entrer le monde dans l’ordre de la pure existence, au-delà de toute contingence, de même que, en s’unissant, Shirley et Rahmat, dans Elias à New York, disparaissaient l’un en l’autre, disparaissaient au monde.

Ce mélange pur de la poésie et de la prose, des deux sexes dans un élan parfait d’amour, un désir pur, semble l’objet ultime de Réza Barahéni, l’expression de la vie même, l’essentiel préservé, le seul reste palpitant, encore vivant, jusque sous les coups les plus durs portés à l’intégrité de l’âme et du corps, dans la torture des geôles et l’aliénation de la morale.

Il est intéressant de noter que ce coït se déroule dans la deuxième partie, avant la lapidation. Dans la troisième partie, le baiser intervient avant le retour inexorable du poète vers la terre, avant son échec, qui est aussi la possibilité de son espoir et du recommencement, un livre ne se transmet-il pas, comme le désir ?

Le texte de Lilith, formé de trois parties entrecoupées de deux cris libératoires, est donc traversé comme par des pulsations, des battements du cœur, un souffle, ce qui, pour Réza Barahéni, est la seule, l’ultime façon d’exister : un souffle, à la fois hors du monde et dans le monde, échangé entre deux êtres parfaitement désireux de s’unir, au-delà de toutes les morales, de toutes les lois des hommes.

Lilith, miniature persane de l’art de Réza Barahéni, est son joyau, son élixir. Une clef, en somme, ou le trousseau de clés du père présent dans le premier chapitre d’Elias à New York, qui ouvre, sous la ville de Tabriz, toutes les portes des souterrains, là où se situe le bordel de Lilith. Tunnel au fond duquel un Dieu aux dents jaunes et solides comme celles d’un cheval attend, goguenard, que deux hommes viennent lui rendre hommage.

Clément Marzieh


« Le poète me retrouvait au sous-sol du palais. Je demandais à Donyâzâd [1] de dire à Shahriâr que j’étais malade, de bricoler quelques histoires et de les raconter à ma place. À quoi aurait-il servi d’avoir une sœur, sinon ? Le poète descendait l’escalier. J’entendais ses pas, mon cœur s’affolait, ses battements me montaient à la tête. Il frappait un coup. J’ouvrais. Il entrait. A peine avait-il refermé la porte que j’étais dans ses bras, sans volonté. Lilalou, comment raconter ce qui se passait avant et ce qui se passait ensuite ? Tout se mélangeait, je ne sais comment, c’était à la fois mêlé et démêlé. Je ne distinguais, pas plus que lui, mes membres des siens. Chaque fois j’avais la sensation d’être une fleur qu’il devait remarquer, cueillir et respirer pour la dévorer ensuite, l’anéantir. Mais il n’y avait pas de fleur. Pas avant son arrivée. La fleur, il la façonnait entre ses doigts. Tout changeait soudain. Je ne comprenais pas. Je changeais, je traversais une foule de femmes et d’enfants. Les fenêtres donnaient sur un labyrinthe de jardins. La fleur m’accompagnait. Où ça ? Ici. En moi. Autour de moi. Je me levais. Je montais sur ses épaules. Complètement nue, là-haut, je me penchais et je léchais la raie de ses cheveux. Je m’asseyais toute nue sur sa tête légèrement dégarnie et je contemplais le monde. Je lui disais : "Je veux que tu me pénètres avec ta tête, que ta tête et ton corps tout entier pénètrent en moi. Mes abysses veulent ta tête, elles te veulent tout entier." Là-haut, totalement concentrée, je ne pensais ni au ciel ni à la terre, je restais là. Je collais mon con sur son œil droit et disais : "Garde-le bien ouvert, regarde bien, vois." Il voyait. Quoi ? C’est évident : tout ! Je me collais à son œil gauche. Sa pupille humide palpait l’humidité de mon œil du bas. Il versait ses larmes dans mon con. Ses cils caressaient mes cils. Puis je glissais mon œil du bas dans sa bouche. Il s’en délectait comme d’une pêche mûre, il le suçait comme s’il en cherchait le noyau. Je recommençais. Je ne lui laissais aucun répit. Je suis la source de son inspiration. Il fourrait sa langue dans mon cul. Il fermait ses poings sur mes seins et va, serre, je voulais qu’il serre toujours plus fort. Épuisée, je glissais le long de son corps, je m’asseyais à ses pieds, tout contre lui. J’attendais quelques instants et je sentais un poing gros et fort s’enfoncer en moi, se frayer un chemin en moi, et, plutôt que de s’ouvrir, de déchirer mes parties cachées avec ses ongles, il s’enfonçait encore et encore. Lilalou, mon âme, que dire d’autre ? Je restais ainsi, faible, comme une épileptique après une crise. J’avais peur que ça – je ne sais pas comment l’appeler – se dissipe, que mon plaisir, en grandissant, se dissipe. » Au milieu des femmes, des filles et des Evavia qui nous surveillent, Shéhérazade a penché sa tête vers moi et me raconte ce plaisir inouï, et je sens un embrasement derrière mon hymen, mon petit voile voudrait que des ailes lui poussent. Comme une libellule, un canari ou un papillon de nuit, il voudrait s’envoler et se poser sur l’autre voile, le rideau, et chanter : « Voyez, voyez de nouveau, mais ne voyez-vous pas ? mais… »


Dossier Réza Barahéni.

25 février 2007
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[1Sœur de Shéhérazade qui l’accompagne au palais de Shahriâr, aussi appelée Dinâzâd.