« Aile donne-nous... », par Serge Meitinger


À propos de Jets d’aile Vent des origines, poèmes de Boris Gamaleya (Paris, Jean-Michel Place, 2005).


Ainsi, puisque sont accumulés en cercle
Les sommets du temps, et que les bien-aimés
Demeurent proches, s’épuisant sur
Des monts très séparés,
Donne en toute candeur eau,
Aile donne-nous, au sens le plus propre
À passer et revenir

Hölderlin, Patmos

L’entité à laquelle Hölderlin s’adresse en ce début de son grand poème Patmos n’est autre, on s’en rend compte un peu plus loin, que le génie pétré des monts de l’Asie Mineure, l’Ange du Tmolus, du Taurus et du Messogis. Le poète de La Réunion invoquerait, lui, l’esprit des cirques, des remparts et des pitons de son île, dont le plus notoire est « fournaise », volcan en activité. Ce serait toutefois avec le même désir d’essor, de départ et d’expansion, avec le même appel à « passer l’eau », pour franchir les mers, à tire d’aile, à vol d’oiseau, vers les continents improbables du grand Sud, vers le Royaume des Eaux-Blanches. « À passer et revenir », ajoute le poète allemand qui sait qu’il n’est de départ sans idée de retour ni de retour sans esprit de départ...

Mais comment démarrer et où se tient l’origine, le vrai point de départ ? Car l’ouvert précède l’ouvert en un « toujours déjà » :

Avant que ne s’ouvrent les fenêtres de montagne - un coq de
bariolage - avant les dieux - avait déjà cueilli le mouvement dont s’est retiré l’oiseau -
sur un toit à l’envers ton long poids de distance.

Le chant du coq anticipe l’aurore, l’ouverture des monts en fenêtres sur l’orient, en s’incorporant l’envol, l’essor ou le « jet d’aile » de l’oiseau : il y a de la sorte dans et par la voix un geste déjà dessiné, incarné qui est « motion » intérieure ou intime, tracé et trajet incorporés. Et cet élan et ce départ qui déplacent et même inversent le poids de l’être en le transmuant en distance vont ainsi inventer leur course et il faudra lire d’un coup, en une inspiration neuve, en un souffle qui ouvre, - et non pas retrouver ou reconnaître - ce qui se conçoit alors à neuf dans l’essor ouvert par les mots et leur syntaxe :

Partout où - dans le sens du signal - une phrase commence - tu
sourirais à la mort comme aux anges gardiens - aux vigiles embusqués
derrière le dernier four solaire.

Dans le poème tout comme dans le jour qui commence, il n’y a guère de place pour le préconçu, le prémédité, le savoir préétabli mais il faut, avec la phrase naissante, avec la lueur et la voix, accompagner le signal de son propre « méditer », réinventer un rapport au monde et à autrui. Certes le sourire resterait poli - un peu condescendant - celui qu’on dédierait aux puissances : à la mort, à la bonne conscience, aux farouches gardiens du territoire, mais la liberté exacte du même sourire répond à l’arrachement, à l’écartèlement de l’aurore : « Il y a toujours dans l’art de l’aube - haute norme du coq - un concert écartelé ». Le geste mental et vocal de l’homme, geste premier mimé à même le monde, promeut une harmonie des contraires qui est un déchirement surmonté, emporté par l’élan et « les abrupts, hauts jeux d’aile, se mireront, aussi : qui les mène, perçoit une extraordinaire appropriation de la structure, limpide, aux primitives foudres de la logique » (Mallarmé : Le Mystère dans les lettres). Car que dit la primitive logique, le « logos » premier ?

Je ne vois de Dieu que le Bras somnigène des Ombres.
Fleur sonne ! Cloche s’étage !
Une tête de lune saupoudrée d’étoiles ne cesse de pencher...

Celui que l’on appelle Dieu se creuse d’ombre dans l’ombre, creux au sein du creux et parlant par le sommeil et les songes : il n’apparaît que disparaissant dans les choses, évanescent. « Fleur » et « cloche » échangent ou plutôt recroisent leurs essences pour montrer et surmonter dans le même essor la faille du réel, l’impossibilité du voir et du dire immédiats, confrontés à ce qui est en tant qu’il est. Et il y aura donc « correspondance » agente entre le plus haut et le plus bas, l’ici et le loin, le même et l’autre... Le visage de la lune regarde la terre et les yeux des terrestres auscultent indéfiniment sa tête et sa couronne stellaire : la mimique et la mimétique de l’être sont d’emblée cosmiques, telle est la logique !

Qui se tient en l’île, vigile (ou Virgile ?) rampant, scrutant du haut des « ramparts que le brouillard déstabilise » ce qui va et vient, vient et va sur la terre, sur la mer et dans le ciel, - sur les ondes hertziennes également - ne cesse de sortir, de se projeter en rêve, en verbe et en images visuelles/sonores/tactiles, inventives et véridiques (c’est-à-dire disant le vrai), jusqu’aux confins de l’horizon. Car il lui convient d’expérimenter la multiple « mêmeté », l’unifiante altérité ou hétérogénéité de l’être qui exigent pour être senties, vécues et appropriées le conscient et constant déport vers l’autre, l’ailleurs, l’inconnu :

Sois autre encore et toujours ! Et dans l’ordre-là de cette nuit branches qu’on déploie de l’onction extrême... hidalgo... dogon... bouddha en dix terres dont le regard crève le crabe dans son bol... collyvades du mont Athos... roi Domingue avec qui - chez Plutarque - j’ai rendez-vous...
Sois autre ! pays du Magoule... pays du monte-en-l’air et du languète-les-autres-peuples... holà les demeurés ! engeance de nasiques !

Le poète de l’île-univers - de l’île-au-monde - s’en prend aux tenants de l’île-chez-soi et pas-chez-les-autres, de la langue murée en sa singularité, de la culture cultivée comme un pied de riz et refermée sur une identité arrêtée et classée, comme le crabe en son bol. Et la parole comme la pensée de poésie - car la poésie pense, ne vous déplaise ! - ont vocation à briser ce carcan identitaire ! « Un dictionnaire poétique décolle au quart de foudre parmi les magellanes. » Et, pour ce faire, elles prônent et réalisent « l’exil à fond de caisse », accompagnent la « ...forêt de Dunsinane en vogue sur les houles... », exaltent les « ...quarantièmes rugissants des shopping trolleys... » et les « ...grandes surfaces de l’Est sauvage... », en maintenant et sauvant toutes les ambiguïtés référentielles bien sûr, qui permettent les jets et jeux d’ailes des signifiés accolés aux suggestives couleurs des signifiants. Mais il ne s’agit pas, on l’a compris ou du moins pressenti, d’encourager la dispersion et le relativisme, le cosmopolitisme ou le tourisme, de se chamarrer des différences comme d’autant de colifichets versicolores. Le départ et le détour - l’exil - s’entendent avec « esprit de retour », avec la volonté de contribuer à rapprocher encore « les bien-aimés » qui « Demeurent proches, s’épuisant sur/ Des monts très séparés ». Le paradoxe reste celui de la distance et de la proximité - ceux aussi de l’exil et du retour, du visible et de l’invisible - qui, incessamment, inversent leur signe.

L’apparemment proche, tout proche, on le sait, ne se connaît comme tel que dans la distance, fût-elle minime, où l’on se place par rapport au trop connu, au familier ; le lointain s’appréhende comme voisin en l’essor qui tend vers lui et saute les abîmes. Ceux que nous aimons, ce que nous aimons et qui nous aiment, unissent en leur être la particulière qualité d’un « proche-lointain » qui n’est pas une contradiction pour l’esprit mais la concordance discordante du cœur. Notre royaume en ce monde est alliance et alliage, une forme du lien qui n’oublie ni l’écart ni le distinct maintenus dans l’union, une forme de tension qui n’abolit ni la ressemblance ni le désir incarné du retour au point d’origine. Alors celui qui fait le geste mental, vocal et même physique de partir vers l’inconnu, l’inouï, le tout autre, vers le Royaume des Eaux-Blanches ou le grand Sud, à tire d’aile dans le souffle de l’esprit, ne doit pas délaisser longtemps le proche et le minime, l’exquis où s’amasse l’or bleu de la présence :

Invisible à qui je parle tu as oublié de cueillir le feu jaune des alliages.
Reviens retourner les menus miroirs des gouttes jusqu’à n’avoir plus
de patries à convoquer...

Le poète parle à une entité qui, pour nous apparaître « proche-lointaine », doit scruter avec nous jusque dans le détail la dentelle visible-invisible de ce qui fait notre véritable séjour et cet Ange singulier n’est pas seulement le génie pétré des monts qui gardent le « vent des origines », mais la fée qui tend des fils de « colombe » à « crépuscule » et de « neige » à « émoi », d’« artifices » à « festin » et d’« aragne » à « goyave » ...et qui danse. C’est elle qui nous donne aile et eau, au sens le plus propre, « à passer et revenir » !

Serge MEITINGER
15-19 septembre 2005


De Serge Meitinger, à propos de Boris Gamaleya, lire « L’Arche du verbe ».

4 octobre 2005
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