Alice Munro, artiste de la nouvelle, par Régine Borderie

Conversation avec Alice Munro (en anglais).

En lisant Alice Munro, par Jean-Louis Kuffer.

Bio-bibliographie sur le site du prix Nobel.


 

La Canadienne Alice Munro a été choisie pour le prix Nobel 2013 de littérature, àquatre-vingt-deux ans. Elle a publié de nombreux recueils de nouvelles et reçu déjàdes prix importants. Car si ce genre, en France, a connu son heure de gloire au XIXe siècle et depuis beaucoup perdu de son aura, il reste, dans la littérature anglo-saxonne, très pratiqué, vigoureux, fondé sur une solide tradition. Il a aussi des antécédents prestigieux dans les littératures de langue espagnole (Borges), allemande (Kafka), russe : on a présenté Alice Munro comme le Tchekhov du Canada, cette référence étant également convoquée pour John Cheever (« Tchekhov des banlieues), et Raymond Carver (« Tchekhov américain  »)… La Canadienne, de son côté, cite parmi ses maîtres Eudora Welty, hélas ! non rééditée en France, Carson McCullers, Flannery O’Connor, etc. On pourrait étoffer la mise en perspective pour faire valoir encore la fécondité du genre, dont on attendrait même qu’il convienne plus que d’autres ànotre époque pressée, en quête d’intensité : ce sont la brièveté et la densité qui a priori le caractérisent, comme le voulait Edgar Poe.

Qu’est-ce qui retient l’attention chez Munro ? La fluidité, la clarté, l’élégance d’un style dénué de complaisance, que les traductions rendent sensibles. La puissance évocatrice et l’originalité de son verbe ressortent des portraits : « D’épais et rudes cheveux blancs lui tombaient sur le front. Sa peau ressemblait àdu cuir, pâle, d’un blanc jaunâtre comme un vieux gant en chevreau ratatiné. Son visage allongé était digne mais mélancolique et il y avait chez lui un soupçon de la beauté d’un vieux cheval puissant et découragé  » (« L’ours traversa la montagne  » [1]) ; ou àpropos d’un noyé : « Ses sourcils étaient plus foncés que ses cheveux, épais et frisottés : bourrus comme des chenilles collées au-dessus de ses yeux. […] Ils distinguèrent la main très nettement une fois qu’ils furent habitués àregarder dans l’eau. Elle voguait là, tremblante et irrésolue, comme une plume, bien qu’elle eà»t l’aspect massif de pâte àpain. […] Les ongles ressemblaient àdes petits visages ordonnés, avec leur air de tous les jours, accueillant, intelligent, leur désaveu raisonnable des circonstances  » (L’Amour d’une honnête femme [2]). La description de paysages se déploie également dans des formes précises, imagées et captivantes, qui peuvent être violentes : « [La Peregrine River] charriait impétueusement la charge hivernale de glace et de neige, désormais fondues, vers le lac Huron. […] Avec le ruissellement venu des champs qui la troublait et le soleil pâle colorant la surface, l’eau ressemblait àdu caramel au lait en ébullition. Mais si vous tombiez dedans, elle vous glacerait le sang et vous jetterait dans le lac, àmoins qu’elle n’ait commencé par vous défoncer le crâne contre les piles du pont  » (L’Amour d’une honnête femme, op. cit.). La teneur même des événements narrés a souvent de quoi déconcerter ou saisir l’imagination, ainsi l’évocation stupéfiante d’une chèvre : « Le brouillard avait épaissi, pris une forme distincte, s’était mué en une chose hérissée de pointes et rayonnante. D’abord une boule dentelée et vivante qui fonçait vers eux, avant de se condenser en une espèce d’animal surnaturel, d’un blanc immaculé, diabolique, un peu comme une gigantesque licorne qui se précipitait sur eux. […] Puis la vision explosa. Sortant du brouillard […] surgit une chèvre blanche  » (Fugitives [3]).

Ces évocations circonscrites brillent dans des nouvelles au choix thématique souvent audacieux, peut-être de plus en plus audacieux : la maladie, dont le cancer ou la maladie d’Alzheimer (dans Loin d’elle), le meurtre, dont celui d’une enfant handicapée par d’autres enfants, celui de ses enfants par un père, l’assassinat, évité, d’une vieille dame chez laquelle un criminel fait intrusion (Trop de bonheur [4])... On a écrit qu’Alice Munro s’intéressait àla sphère domestique, et qu’elle écrivait surtout sur les femmes, cela est juste, mais un peu réducteur.

Son traitement de l’action et du temps, de plus, se distingue. Quand on est nourri par la tradition littéraire du XIXe siècle, on attend volontiers d’une nouvelle qu’elle soit centrée sur un événement, extérieur ou mental, un fait central qui peut être terrible, en tout cas saillant. Munro dépasse volontiers le fait saillant ou trompe sur lui, et pour cette raison, son art du récit est àla fois classique et très personnel. Ainsi, le fait saillant est traité comme un préambule, ou comme une condition de l’histoire racontée dans « Dimensions  » [5] où il est question d’un accident, où l’on s’attend àla mort de l’enfant qui a chuté, mort àlaquelle il échappe : le récit va au-delàde cet événement, et son caractère pathétique se trouve réduit, voire refoulé, non essentiel. Munro ne dramatise pas, et c’est sans doute un aspect de ce que le jury du Nobel a appelé sa « sagesse  ». La vie continue et autre chose compte, la suite de l’accident, qui certes infléchit le parcours des membres de la famille… Ou encore le fait saillant, àsavoir la cruelle méprise d’une femme amoureuse qui prend le frère jumeau de son amant pour lui, est compris par le personnage plus tard, trop tard. Or cette femme dont la vie se trouve, d’une certaine manière, manquée, n’en fait pas une histoire… (« Subterfuges  » [6]). Munro, dédramatisant sans effacer la douleur ni l’amertume, adopte une posture souveraine, d’autant qu’elle se tient suffisamment àdistance pour embrasser, dans le cadre relativement étroit imposé par le genre (mais ce n’est pas Annie Saumon, et ses récits font plusieurs dizaines de pages), une large tranche de vie, vie qu’elle manipule et retourne comme un gant… Il y a des accélérations et des ellipses qui peuvent rappeler Flaubert : « [Kent] ne leur donna jamais plus de ses nouvelles  », suivent un blanc et un nouveau paragraphe : « Peter fit sa médecine. Savanna son droit  » (« Trous-profonds  » [7]).

Cette souveraineté de la posture se note également dans les commentaires : « Ce qui arrive alors àRoy est des plus ordinaires et pourtant tout àfait incroyable. C’est ce qui risque d’arriver au premier idiot venu qui rêvasse en se baladant dans le bois  » (« Bois  » [8]). Elle favorise l’ironie, dans ce passage même, ou par exemple dans le choix d’un titre : y a-t-il vraiment « trop de bonheur  » pour la mathématicienne géniale dont elle met la vie en récit ? Écrivant, en effet, comme dans Du côté de Castle Rock [9] àla lisière entre histoire et fiction, Munro s’inspire alors de documents pour raconter la vie de la Russe Sofia Kovaleskaïa, qui n’a pas eu le bonheur qu’elle méritait. Par cette posture ironique, l’écrivaine ne raille pas, mais elle manifeste plus de lucidité, elle nous encourage àréfléchir sur la condition des femmes, assurément, mais aussi sur celle des hommes.

Et son univers n’est pas aussi désenchanté que la référence àTchekhov pourrait le faire croire. Elle sait ouvrir des portes, par exemple àla fin de « Dimensions  », où un père a tué ses enfants… Le « Non  » ultime est le signe d’un retour de l’épouse, de la mère, àla santé et àla vie.

R. B.

3 novembre 2013
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[1« The Bear Came Over the Mountain  », dans Hateship, Friendship, Courtship, Loveship, Marriage, 2001 : Un peu, beaucoup… pas du tout, ou Loin d’elle, traduction de Geneviève Doze, Payot & Rivages, 2004.

[2The Love of a Good Woman, 1998 : L’Amour d’une honnête femme, traduction de Geneviève Doze, Payot & Rivages, 2001.

[3Runaway, 2004 : Fugitives, traduction de Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, Éditions de l’Olivier, 2008).

[4Too Much Happiness, 2009 : Trop de bonheur, traduction de Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, Éditions de l’Olivier, 2013.

[5« Dimensions  », dans Too Much Happiness, op. cit.

[6« Subterfuges  » dans Fugitives, op. cit.

[7« Trous-profonds  », dans Trop de bonheur, op. cit.

[8« Bois  », dans Trop de bonheur, op. cit.

[9View from Castle Rock, 2006 : Du côté de Castle Rock, traduction de Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, Éditions de l’Olivier, 2009.