Anaïs Escot | Liban

Rouge sang, coquelicot sur la falaise herbeuse, le vent.

Rivage antique.

Bilan sanguin, bilan annuel, faire le Bilan.

Faire le Liban.

Partir seule.

S’évanouir. Je vais m’évanouir.

Je vais m’en souvenir.

Je vais filer folle, m’envoler.

La Française quitte la France par avion. Elle file au Liban. Tout le monde envie la Française de quitter la France pour le Liban.

Moi, la Française, me souviens d’un de mes petits copains. « D’accord pour le haut mais tu touches pas en bas. » Pas fort en classe. Premier baiser poussé. Engagé. Engagé dans l’armée, parti jeune homme là-bas, sur la carte de la télévision, au Liban. Revenu gros. La guerre civile. Un casque bleu.

La Française se trompe sur le Liban et je confonds, je ris, avec Syrie. Sans conséquence, la Française rit.

Aucun d’eux ne sait où cela se trouve, ils se trompent et s’en foutent les Français. Moyen orient. On rit.

On ne sait rien.

Au Liban, la Française rend visite à une amie « résidente au Liban ». L’amie de la Française, forte en classe, est devenue professeur. Professeur dans un lycée franco-libanais.

Le mari de l’amie de la Française fort en classe aussi, est devenu professeur. Aussi. De philosophie, lui. Il parle des élèves, il dit « Entre deux cours, ils vont prier. Ce n’est pas facile ici la philosophie. »

La Française n’est pas forte en philosophie mais elle pense bien être philosophe, en tout cas elle prend la vie avec philosophie : « Soit, je monte, soit, je ne monte pas, mais pas question d’avoir peur. »

Elle monte Inch Allah dans l’avion.

Pendant le vol le capitaine dit en anglais que nous survolons Chypre.

La Française pense « Comme je n’ai pas d’enfant, ce n’est pas grave si je meurs dans l’avion ».

Comme ils ne peuvent pas avoir d’enfants, l’amie de la Française et son mari ont recours à une technique.

Pendant 12 jours on donne par piqûre à mon amie, des hormones. Mon amie est en colère d’avoir reçu toutes ces hormones pendant 12 jours et puis le reste de ponction et piction de sang et de prise d’ovocytes où il y en a quand il y en a, les calculs d’amour et de hauteur de glandes. Oui, l’amie de la Française est très en colère mais c’est la seule solution, d’ailleurs la technique de procréation assistée est efficace et l’amie de la Française est enceinte : tant que ça saigne pas, c’est bon. Elle rit, jaune.

La Française qui n’a jamais été enceinte dit : « il paraît qu’on le sait tout de suite quand on est enceinte »

Mon amie s’énerve encore, « tu ne sais rien du tout quand tu es enceinte, ça ne change rien tu ne peux pas le savoir ».

La fille voilée qui fait commerce de savon dit : « Alors toujours rien là-dedans ? » et elle montre le ventre de l’amie de la Française et rigole du haut de ses 19 ans : « Je serai mariée l’année prochaine j’en aurai avant toi ! ». L’amie de la Française se retient de pas lui mettre une pêche dans sa gueule de petite pimbêche voilée, c’est ce qu’elle dit, qu’elle se retient de pas la renverser par terre, lui relever sa chasuble, lui arracher sa culotte pour montrer ses poils à toute la boutique, elle pourrait lui frotter la chatte avec les copeaux de son foutu savon qui a toutes les vertus sauf celle de faire venir les enfants. C’est ce que dit l’amie de la Française, qu’elle pourrait faire ça tant elle est en colère.
Elle dit qu’elle ne répond pas à la connasse voilée pour ne pas compromettre sa grossesse. Par superstition. Pas en parler avant la deuxième échographie, le troisième mois.

Elle dit aussi : Dessous, chez elles, elles s’habillent comme des putes. Dessus c’est noir de la tête aux pieds, juste une fente pour les yeux, mais dessous, je te jure de vraies putes. Elle dit encore : Et quand elles voient les autres au grand jour, habillées en putes, elles trouvent qu’elles ont de la chance d’être libres.

Les autres seraient libres alors elles se font refaire le nez et les seins et les lèvres et le botox au front elles se pavanent sur le front de mer. Leurs mères ne l’ont pas fait, leurs mecs étaient au front, risquaient leur peau, mais elles, elles sont fières d’avoir l’argent pour le faire refaire le nez camus et la bouche étroite elles sont heureuses d’y mettre la pulpe infinie à leur bouche. En bas aussi elles font refaire en cas de problème. « Tu peux en haut, mais pas en bas, …˜tention ». Chirurgien esthétique, Gynécologue, formé à Montpellier. Docteur M. H. plaque publicitaire sur l’immeuble en bordure d’autoroute. Si tu couches, il te largue. Il te marrie pas, tu l’as dans l’os, pas de mec pas de dote, les allers et retours à l’hôpital de Beyrouth c’est pour ta pomme.

L’amie de la Française a pris rendez-vous avec le pharmacien chrétien pour qu’il lui fasse les piqûres. Manque de pot pour la première, il y a une coupure d’électricité juste quand elle a le cul à l’air, c’est rageant.

Depuis, lorsqu’elle passe devant la pharmacie, il lui sourit.

Dans la vitrine de la pharmacie il y a une publicité pour un anti-capiton de Vichy : les cuisses et le début des fesses d’une femme, en plan serré, la peau piquée de rivets façon canapé Chesterfield : anti-capiton.

Le gynécologue : « Ah, ça brûle ? Si ça brûle, alors il faut appeler les pompiers. Ah ! Ah ! » Elles ont toutes ça en ce moment, ça doit être quelque chose dans l’eau.

« Gynhydralin » toilette intime.

La Française monte dans le minibus, les gars se taisent. Tous. « Al Matahf ! » Quelle idée ? Elle n’a rien d’autre à foutre ?

Le guide au téléphone : - Comment je la reconnaîtrai ?
De l’autre côté : - Elle a les cheveux courts.

Le soldat finit par articuler « Do you like Lebanon ? »

La fille voilée : « Pourquoi tu portes les cheveux courts ? Tu n’as jamais eu les cheveux longs ? C’est pas beau comme ça. »

Dans une église face à la mer, il vient à la Française l’idée de prier. Prier pour les enfants.

Des chats faméliques sur une benne à ordure.

Au néon, orthodoxe, une croix fragile.

Un sample de Dido, le crieur de prière et les cloches à la volée. Tout qui se croise dans l’air rouge.

L’amie de la Française dit « ici, les enfants, c’est impensable de ne pas en avoir ». Elle lui montre au passage les centres de fécondité. La Française pense qu’elle n’a jamais vu de « centres de fécondité » auparavant.

Le chauffeur de taxi se signe sur l’autoroute. Il lâche le volant pour se signer sur l’autoroute.

La Française, qui n’a pas vu la Vierge cachée dans la colline au bord de l’autoroute, croit que le chauffeur de taxi se signe en passant devant le centre de fécondité. Elle pense « lui aussi ! ».

Une autre fois, il semble à la Française qu’un autre chauffeur de taxi se signe au passage de la guérite militaire sur l’autoroute. Elle ne trouve pas cela rassurant. Mais là encore, une vierge cachée.

Des voûtes à hauteurs de toit d’église et eux tout en
 dessous sur le sol taché de crachats et de poussière, ils fument le narguilé, à peine surpris des trois français assis dans un recoin, culs serrés près de la fenêtre. Ils remuent le café turc. La Française va pour boire l’eau du verre, et les deux autres l’arrêtant net, main sur le bras « Bois pas, c’est de l’eau du robinet ». Il y en a un des têteurs de bec face à elle qui l’a vue arrêter son geste, elle sourit gênée mais lui, la laisse être gênée, il ne sourit pas du tout en retour.

Absentéisme. Y a pas moyen. Les photos en s’absentant. Le pays y a pas moyen. Bitume contre figue de barbarie. Ça ne prend pas. Les hommes peuvent pas, le béton se fissure, les fils pendent. La Française renonce à la photographie.

Ferme les yeux au dernier moment.

Reste le littoral salé au printemps, les fleurs posthumes des arbres à oranges. Reste le nez au vent les yeux fermés.

La Française ne sait pas où elle est.

La fleur après le fruit.

Sur une carte, les frontières.

La fille dit à la Française qu’elle travaille à Dubaï. L’anglais a mangé le français. Dubaï n’est pas sur la carte.

L’amie de la Française parle arabe. Elle sait s’énerver en arabe. Elle aime s’énerver en arabe.

Au bout de la méditerranée. Après le virage.

L’amie de la Française dit : c’est des connards, ce qu’ils voudraient c’est qu’il y ait à nouveau la guerre.

Le sud aux uns, le Nord aux autres c’est ce qu’ils voudraient, et ces connards, ils seraient encore capables de vouloir séparer l’Est de l’Ouest.

La Française ne comprend rien. Elle en a vu des cartes à la télé mais elle ne comprend rien, elle ne panne rien. Elle est bête ou quoi ?

Le guide dit qu’il porte un prénom typiquement arabe, mais haï des Chiites. La Française ne sait pas ce que veut dire Chiite. Elle fait « ah… ». Le guide perçoit le doute, il dit vous savez, ceux qui se… et il fait le geste de se flageller… La Française : « Ah ! Oui… » Elle ment, elle ne sait pas. Elle pense aux différences entre les catholiques et les protestants elle pense aux Bretons, aux Basques, aux Corses elle pense « Chiite est une appartenance ». Elle ne sait pas non plus pour les protestants et les catholiques, pas vraiment. Elle n’écoute plus le guide, mais elle croit l’entendre dire « …mes meilleurs amis sont chiites… »

La Française pense à un prénom haï. Elle pense « Adolphe ».

Il y a des filles avec un pansement sur le nez. De jeunes filles. L’amie de la Française dit que les jeunes filles se font refaire la poitrine ou le nez ou regonfler les lèvres. La Française pense : « Est-ce que les Chiite qui se flagellent ont des cicatrices et des pansements ? »

« - Vous parlez français ? » La fille ouvre de grands yeux : « - Evidemment ! »

La Française fait un rêve, le rêve d’une frontière. C’est une route noire, le revêtement en caoutchouc, sombre, matiérée, comme du pneu de camion neuf. La frontière est réelle. La Française, dans son rêve se voit elle-même se baissant pour toucher la frontière, elle porte une robe blanche et un chapeau blanc, elle pense : Alexandra David Neal. Le contact avec la route et la phrase qu’elle prononce dans le rêve, la réveillent.

La Française ne sait plus où elle est.

Elle ne se souvient pas de la phrase qui l’a réveillée dans le rêve.

Elle a peur d’avoir touché la cuisse du type assis à côté d’elle dans le bus en dormant. Elle n’ose pas le regarder pour voir si elle voit sur lui, dans son regard, qu’elle a touché sa cuisse en dormant. Il va penser : La Française c’est une pute.

Si vite à la pute.

Fleur après fruit.

Plus de livres libanaises plus de dollars qui sont les monnaies du pays.

La Française n’a plus que son corps et un livre.

Avril 2006


Anaïs Escot vit à Grenoble. Anime des ateliers d’écriture. Elle a publié entre autres Mme Phô dans le métro - ed. Motus, far ouest - ed. du Caillou.

Photo : Anaïs Escot

8 novembre 2006
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