André Markowicz | Un entretien aléatoire (12)

TU FU





CHANSON DE LA FRONTIÈRE


1.

Le crève-cœur quitter le vieux village
Pour marcher aux frontières du Nord-Ouest.
L’Empereur a fixé un jour précis
Refuser l’ordre est un désastre pire.
Lui qui règne déjà sur tant de terres
Pourquoi veut-il toujours en conquérir ?
Arraché à l’amour de tous les miens
Je marche armé en ravalant mes larmes.


2.

Depuis longtemps j’ai refermé la porte
Mes camarades ne rient plus de moi.
L’amour des miens je l’ai toujours au cœur
Ici on peut mourir à chaque instant.
Penché au sol ramassant une bride
La main toujours serrée sur la soie verte
Sautant au bas d’un rocher escarpé
Le temps de se saisir d’une bannière.


3.

Je trempe mon épée dans l’eau du deuil
J’ai tailladé ma main l’eau devient rouge
Ah la douleur qui brûle l’oublier
L’esprit le cœur rongés par l’amertume.
Je défends la patrie dois-je me plaindre ?
Mais le ressentiment est toujours là
Nos noms vivront peut-être dans les siècles
Nos os auront séché dans le désert.


4.

Puisqu’un ancien répond de la recrue
Me voici là fantassin des frontières
La vie la mort je dois marcher qu’importe
L’officier qui m’insulte crie pour rien.
Je croise un homme je le reconnais
Je lui confie ma lettre à ma famille
Oh arraché coupé privé de vous
Ne plus pouvoir même souffrir ensemble.


5.

Loin sur dix mille lis et plus encore
Ils nous conduisent vers les Trois Armées
Certains sont gais les plus nombreux se rongent
Le général s’en préoccupe-t-il ?
Sur le fleuve-frontière les barbares
Virevoltent galopent par centaines
Je ne suis qu’un esclave parmi d’autres
A quelle gloire ai-je droit de prétendre ?


6.

Pour tendre l’arc il faut le tendre fort
Prendre une flèche il faut la prendre longue
S’il faut tirer on vise le cheval
S’il faut des prisonniers on prend le chef.
Aux tueries même il y a des limites
Chaque pays à ses frontières propres
Pourvu que l’ennemi soit repoussé —
Mais ces massacres incessants pourquoi ?


7.

Je presse mon cheval la pluie la neige
L’armée s’est enfoncée dans les montagnes
Sentiers abrupts je m’accroche aux rochers
Doigts engourdis ils saignent sur la glace
Nous sommes arrivés si loin de Chine
Rentrer monter les murs de la cité
Les nuages du soir vont vers le Sud
Les suivre les saisir — je les regarde.


8.

Les barbares attaquent nos défenses
Vent à perte de vue poussière grise
Nous — quelques moulinets de notre épée
Et la horde s’enfuit mise en déroute.
Nous ramenons le chef des Hommes-Tigres
Jusqu’aux portes du fort la corde au cou
Les fantassins sont passés en revue
Une victoire ici quelle importance ?


9.

Voilà douze ans que je suis à l’armée
Je ne suis pas peut-être sans mérite
Chacun ici cherche à être promu
Mais demander c’est ressembler aux autres.
Troubles toujours dans les plaines centrales
Chez les tribus du Nord, les Huns à l’Ouest
Nos ambitions devraient viser au loin
Et saluer les épreuves présentes.

751.

17 novembre 2011
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