Anthony Poiraudeau | Le conducteur

Podcast (interview de Xavier Boissel, Anthony Poiraudeau et Jonathan Wable par Guénaël Boutouillet ; lecture des textes de Xavier Boissel et Anthony Poiraudeau par eux-mêmes).


Le conducteur


J’ai découvert Julien Gracq à l’université, à 19 ans, parce qu’un professeur de lettres (dont le cours n’était pour moi qu’optionnel — je n’étais pas à proprement parler un littéraire) faisait lire Un Balcon en forêt. J’ai découvert ça à la façon de quelqu’un qui était curieux de littérature sans en être vraiment lecteur, sinon très occasionnellement, par rares tentatives, lorsque des textes dont il avait été question dans les cours de français au lycée me semblaient à même d’alimenter les aspirations romantiques et l’imagerie folklorique de l’artiste maudit qu’on goûte souvent à l’adolescence.


Avec Un Balcon en forêt, ça a été différent : le lire m’a fait entrer en littérature. Pourquoi fut-ce avec ce texte-là ? Peut-être en avais-je assez d’être si velléitaire avec la littérature (avec tout en général, avec la littérature en particulier), peut-être avais-je besoin de ce texte-là plus que de tout autre. En tout cas, dès les premières pages, cette lecture a été comme l’accès soudain à une terre promise mal soupçonnée (et qu’on ne m’avait pas promise à moi en particulier), où pourtant je ne me sentais qu’étrangement en pays de connaissance — bien que parfois, fugitivement, de façon très vive — tout en ayant le sentiment de m’avancer dans un territoire inconnu, où je n’étais pas bien sûr d’être autorisé à m’aventurer. Ici, le cours du professeur de lettres m’a aidé : il a servi de guide pour que je ne me sente pas désorienté dans cette contrée intimidante au point de renoncer à la traverser. Immédiatement, j’ai eu le sentiment que cette lecture n’était pas du tout la simple affaire d’un cours à suivre, puis d’un examen à passer, mais qu’elle constituait un événement dans ma vie.

Je ne dis pas à la légère que la lecture d’Un Balcon en forêt m’a fait entrer en littérature. C’est la lecture de Julien Gracq qui a rendu la littérature importante pour moi. C’est avec Un Balcon en forêt que j’ai trouvé en la littérature un lieu où faire exister un foyer de pensée dont j’avais le désir et la soif sans savoir comment elle pouvait être exercée, sans savoir où ses formes pourraient être trouvées et inventées.


Probablement que ce qui a alors le plus puissant effet sur moi — l’effet d’une révélation —, c’est qu’il m’a semblé à la première lecture qu’Un Balcon en forêt est un livre entièrement fait de la sortie du cours ordinaire de l’existence : il y a l’attente indéfinie dans un temps suspendu, hors des attaches courantes, et la disponibilité grande ouverte au paysage. Les amarres lâchées. Il y a aussi la langue de Gracq. La densité poétique, la richesse et l’acuité de ses images, et l’amplitude d’articulation de ses phrases arborescentes aussi m’ont fait ce même effet de révélation et de sortie du cours ordinaire de l’existence, de hors du commun, comme si cette œuvre était aussi un pays en soi, où l’on d’accède à quelque chose de plus important et de moins prosaïque que dans l’expérience habituelle, et facilement usée, que l’on fait du monde. Il est fort possible que mon goût pour les phrases longues, que ma tendance coupable à étirer la longueur de mes phrases comme si y mettre un point exigeait de moi un douloureux renoncement me vienne, d’abord, de Gracq.


Je suis entré dans la fréquentation de Gracq par la lecture d’un roman, Un Balcon en forêt, puis j’ai lu un deuxième roman, Au Château d’Argol, et c’est ensuite des textes non fictionnels de Gracq que j’ai lus : La Forme d’une ville (je vivais à Nantes, ce qui m’y incitait) et Les Eaux étroites. À partir de ces deux dernières lectures, et jusqu’à maintenant, ce sont les écrits de Gracq portant sur des paysages non fictionnels qui importent le plus pour moi. C’est le versant de Gracq que je préfère (même si j’aime toujours beaucoup ses fictions, et tout particulièrement Un Balcon en forêt), celui des écrits plus directement paysagistes, où il peut se passer d’une intrigue (même épurée) pour rendre néanmoins la pleine richesse et la pleine vigueur des champs de forces (les « champs de forces que la Terre garde », in Les Eaux étroites) qui sont à l’œuvre dans les paysages, et qu’il nous fait voir d’une façon incomparable. Il ne faudrait pas trop distinguer cependant, les écrits plus directement paysagistes de Gracq de ses romans, où les paysages, les perceptions de l’espace et les trajets et déambulations délivrent toujours une extraordinaire puissance poétique. Je trouve une pleine continuité géographique, et une circulation directe, entre les paysages des fictions de Gracq et les espaces écrits dans bon nombre de fragments des deux Lettrines, dans Les Carnets du grand chemin, dans La Forme d’une ville ou Les Eaux étroites.


Là, plutôt que la sortie hors de l’expérience ordinaire de la vie qui m’avait tout d’abord emporté à la lecture de Gracq, ce qui m’appelle bientôt chez lui est sa qualité extraordinaire de conducteur (comme on le dit d’un métal), d’amplificateur de sentiments et de pensées qui font déjà partie de la vie telle que tout un chacun peut l’éprouver, auxquelles j’étais sensible et qui m’étaient familières de longue date, sans que je sache les penser, les rassembler et les articuler, sans que j’aie l’idée que l’on pouvait en avoir une intelligence et lui donner des formes : des expériences et des perceptions de l’espace, des compréhensions des paysages et des projections mentales sur ceux-ci.


Quelques années après avoir découvert les livres de Julien Gracq, ce sont les perceptions de l’espace telles qu’on les y trouve, et auxquelles ils rendent extrêmement sensible, qui sont l’aspect de Gracq qui me retient le plus. Je crois que c’est même alors la matière de pensée qui m’importe le plus, tous domaines confondus. Par exemple : comme sujet de recherche pour ma maîtrise d’histoire de l’art, en 2001, je propose une idée découlant de ma lecture ouvertement inspirée par Gracq du travail de deux artistes marcheurs anglais (Richard Long et Hamish Fulton), qui se concentre sur leur perception de l’espace au cours des longues marches qu’ils documentent par des cartes, des textes ou des photographies. Ce mémoire s’ouvrait par un avant-propos dont le but était de justifier la présence de Gracq dans un travail qui ne traitait pas de littérature, mais de plasticiens héritiers du minimalisme et de l’art conceptuel. Les premières lignes en sont : « J’ai choisi de traiter ici d’un sujet concernant la perception de l’espace. J’ai souhaité le faire en raison d’un intérêt antérieur et général pour ce sujet. L’origine de cet intérêt est pour moi extérieure au champ des arts plastiques, contemporains ou non. C’est l’œuvre de l’écrivain Julien Gracq qui a suscité en moi une véritable fascination pour l’espace. Comme si l’espace, en lui-même, constituait et produisait un mystère, ou un charme, au sens premier du terme. »


La totalité de mon horizon de pensée sur l’espace et la paysage était alors certainement contenue dans ces deux brefs extraits de Gracq :

« Tout grand paysage est une invitation à le posséder par la marche ; le genre d’enthousiasme qu’il communique est une ivresse du parcours. [...] Cette brume ensoleillée comme une gloire est indissolublement à la fois le point de fuite du paysage, l’étape proposée de notre journée, et comme la perspective obscurément prophétisée de notre vie. » (Dans « Paysage et roman », in En lisant en écrivant).

Et :

« Au fond, un grand panorama, c’est une projection d’un avenir dans l’espace, et c’est une sorte de chemin de la vie — mais un chemin de la vie que l’on choisirait librement. Parce que dans ce paysage on a le sentiment que l’on peut aller partout, on a une impression de liberté étonnante. » (Dans « Entretien avec Jean-Louis Tissier », in Entretiens).


Depuis dix ans, ma fréquentation de Gracq est moins assidue et régulière, mais c’est aussi parce qu’elle a été si importante pour moi que je l’ai profondément intériorisée, et que je ne me rends plus très bien compte, et finalement tant mieux, de tout ce que je lui dois et de tout ce qui me vient de lui. Tant mieux aussi parce qu’en le relisant parfois, je reçois le ressouvenir aigu de toute la fertilité de son œuvre pour moi, et je retrouve la conscience nette que toute son écriture des paysages et de la géographie est pour moi inépuisable, et qu’elle peut recouvrir une vaste part de ce que je peux imaginer avoir à écrire.

Le souvenir de ma dette envers Gracq m’a fait signaler explicitement son œuvre à deux reprises dans Projet el Pocero, que j’ai écrit en 2012 : le titre d’un chapitre intitulé « La nouvelle forme d’une ville » et la mention du Rivage des Syrtes ailleurs. Je voulais que Gracq soit présent, et discrètement affiché, dans mon premier livre.


Dans le livre à l’écriture duquel je travaille actuellement, qui porte sur mon attirance pour une petite ville des bords de la baie d’Hudson, dans le grand Nord canadien, se retrouve en bonne place la question du désir de fuite au bout du monde, et du départ sans projet de retour. Ce n’est pas parce que ce mouvement de départ est éminemment gracquien que je veux en traiter, mais néanmoins, le voisinage est là, factuel et incontestable. Étrangement, parce que ce n’était plus ce qui me retenait le plus chez lui, j’avais oublié que le voyage sans projet de retour est incontournable dans les fictions de Gracq, et capital dans sa poétique. Alors même que je le lis moins, alors qu’il est devenu pour moi un des auteurs qui m’importent beaucoup, toujours, et non plus comme il fut longtemps le seul auteur qui m’importait vraiment, même si j’oublie souvent désormais qu’il m’accompagne, Julien Gracq est toujours là, jamais étranger à ce que j’écris. Je ne le déplore pas, bien au contraire.



Anthony Poiraudeau sur remue.net

1er avril 2015
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