Antoine Dufeu & Valentina Traïanova | Palimpseste testamentaire du GI


texte Antoine Dufeu, bande sonore Valentina Traïanova



MON PREMIER TESTAMENT

J’ai voulu mon premier testament concis et sans fioritures. Je l’ai voulu vide, à l’image de ma vie. Je l’ai voulu plein de détails futiles et croustillants pour que l’on se souvienne que je n’ai jamais été qu’un enfant.

Mon premier testament est un peu le reflet de mon existence, il sera le témoin éternel du bien piètre militaire que je fus et de l’être hypocondriaque et maniaque qui fit le siège d’un corps perclus.

Que l’on respecte mes premières volontés, qu’elles soient précaires ou insensées, constitue la première de mes premières volontés. Je souhaiterais être l’éditeur de mes testaments mais également le pourfendeur des basses œuvres de l’habitude : voici la seconde de mes premières volontés. Ces deux-là sont suffisantes, je crois, pour donner un substrat à mon premier testament.

Mon premier testament sera noir parce qu’il sera celui du désespoir ; tous les suivants devront tendre vers l’espoir et, si ma volonté me faut, il n’y aura plus guère qu’à attendre dépérir.


PREMIER TESTAMENT


Je lègue tout, je n’emporte rien avec moi.
Je souhaite une bière légère dans un caveau de chaux.
Je lègue tout, je ne me réserve que mes ressentiments.

Je lègue tout l’amour que mon cœur renferme à qui voudra bien de l’amour d’un mort. Je lègue l’immonde substance sanieuse qui prospère en mon corps à qui voudra bien de l’écume d’un de cujus. Je lègue mon cadavre à la science pour mourir une seconde fois ; je lègue mes cendres à la terre pour qu’elle pourrisse plus rapidement ; je lègue ma chair à ceux qui meurent de froid : voilà bien tout ce que l’on pouvait tirer de moi.

Peut-être pourrais-je également léguer un peu de mon encéphale à tous mes ennemis pour qu’ils meurent fou, comme moi.
Durant ma vie de labeurs, j’eus le temps d’acquérir mille et un biens que je lègue aux flammes de l’enfer pour sauver mon âme : je sais que je laisse ainsi beaucoup de malheureux mais j’ai toujours privilégié mon propre salut aux soucis d’autrui ; ce n’est pas en un instant de mort que l’on peut changer de vie.



SECOND TESTAMENT


Suis-je encore vivant ou déjà mort ? Suis-je encore conscient de mon corps et de ses mouvements d’humeurs ? Peu importerait s’il ne s’agissait de choir.
Des soubresauts d’âmes m’agitent. Des luttes intestines, au moins, s’engagent pour savoir qui de nous mourra.

J’ai préparé ma mort consciencieusement, j’ai voulu mourir méthodiquement, j’ai voulu profiter de mes derniers instants avant d’aller rejoindre mes illustres prédécesseurs. Si seulement j’avais su plus tôt qu’il suffit de passer de vie à trépas pour devenir célèbre, j’eusse certainement employé mon temps à être moins ridicule. Seulement, je ne savais pas.
Si j’avais compris que pour gagner sa dignité il suffit de se résorber dans le vide j’eusse avantageusement précipité ma chute.

Pour prouver que j’ai recouvré toute la magnanimité de mes premières années, je lègue tous mes enseignements d’après-vie. Ils sont nombreux à vouloir les décrocher mais bien peu à combattre le feu des devoirs dispendieux.

Oui, j’ai commis l’irréparable en croyant en Dieu et en me montrant si peu respectueux de mon être et de ces gueux, du silence et de la prière, des visages de la nature et des microcosmes mystérieux.

J’ai emporté avec moi la grammaire et la syntaxe pour vous préserver des sacrilèges que je commis ; je ne vous laisse que des mots qui, je l’espère, auront pour vous une destinée plus légère. Je vous lègue pour finir le salé et le sucré et garde par-devers moi l’amertume ; je vous soustrais une parcelle du paradis.

J’ai longtemps espéré achever mes méfaits en même temps que ma mort mais je crains de succomber encore.



TROISIÈME TESTAMENT


Mon troisième testament sera court : je vous aimais tant.



QUATRIÈME TESTAMENT


Je souhaiterais annuler le testament précédent ; je voudrais subroger le suivant au précédent. A-t-on jamais vu pareille bévue ? A-t-on jamais connu pareil menteur ? Non, je ne vous aimais pas et, pour que cela aille de soi, je reprends tout ce que j’avais pu vous léguer jusque-là. Non, je ne vous aimais pas ; tout au plus éprouvais-je quelque attirance pour toute femme d’extase, je les implorais.

N’ayez pas peur, fourvoyez-vous moins ; je plaiderai la cause de tous ceux que j’ai connus, de tous les visages que je croiserai lors de mes détours par l’humain. Je n’oublierai rien de vous : ni vos pieds ni vos mains. Je resterai à distance respectable pour que vous ne sentiez point le souffle d’une autre vie ; je ne voudrais surtout pas vous effrayer, vous dévoyer.

J’attiserai en vous les passions des volontés d’existence pour pouvoir continuer de distraire mes contemporains. Beaucoup trop nombreux, il me sera difficile de tous les satisfaire ; aussi est-ce avec plaisir que j’accepterai efforts et sacrifices que vous consentirez. J’aimerais tant hanter vos corps.

Ce testament qui ne lègue rien, ce testament qui n’apporte rien, ce testament qui souffre d’hypoglycémie est en quelque sorte un testament de riens. Je ne peux m’empêcher en effet de continuer à croire en tous ces riens.



CINQUIÈME TESTAMENT


Le cinquième testament est celui de l’enfant. Moi qui étais un nécrophage omniscient, moi qui suis mort en palinodie, je sais l’importance d’une vie, la mienne comme celle des autres.

Enfant, n’oublie pas ; enfant assieds-toi ; je te conterai les soucis de tes vies et l’amusement de tes ennemis qui, plus que tes amis, n’auront de cesse de t’aimer à l’envi. Le cinquième testament sera (donc) adressé à mes enfants.

À ma fille, je lègue le safran, les impériales jaunies par les pleurs, des jarretelles de dentelle sous une jupe longue, un costume de flanelle que je portais autrefois, une gibecière remplie de je ne sais trop quoi, les gestes de la main, toutes les ritournelles, une fièvre certaine, les prophéties des saltimbanques, le carnaval des carmes et des carmélites, les poètes ensorcelés, les velléités d’absence, d’absolu et d’absolution, les enseignes des magasins, les rires de l’enfant qui se pend, les failles des estuaires séniles, les fentes, les fondations d’un monde d’argile, et toutes mes bonnes volontés. À mon fils, je lègue la bruyère des jours de deuil mais aussi celle des jours de commémoration, les pires saveurs, une verge et une verve grandiloquentes, une folie mièvre ou douceâtre selon son goût, les grains de sable et les bistouris, le salsifis, mon estomac carnivore, les silences carnavalesques, les serrements de cœur et les serments du lendemain, les poètes damnés, les braguettes et les branlettes, la joie de manger des noix, et c’est tout. Je ne leur lègue pas mes tympans usés.



CODICILLE ITÉRATIF


Les codicilles sont un peu comme des enfants : des modifications apportées aux parents. Lorsque l’on commence, il est difficile de s’arrêter. À moins d’être très épris de sa personne.

À peine les bases posées qu’il faut déjà tout recommencer ; à peine le temps de vieillir qu’il faut déjà songer à se coucher sur le papier. Moi qui me suis déjà couché dans un cercueil, j’éprouve les pires difficultés à me cerner ; aussi serai-je obligé de corriger sans cesse les mensurations de mon état.

Si par le passé j’ai légué ma fortune à mes descendants d’infortune, je la leur reprends pour la distribuer à ceux qui n’en ont cure. J’aimerais, avant de mourir, aimer encore ; j’aimerais donc modifier le passé pour corriger le présent, pour ne pas y toucher, pour transformer l’avenir qu’il me faut quitter. Mon cœur finira bien par se décrocher et tomber à vos pieds ; je n’aurai rien modifié.




[à suivre]



Ce texte est une adaptation d’un inédit datant de 1998 intitulé Palimpseste testamentaire


9 juillet 2011
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