Après tout le substantiel
Lynne Cohen, Le vide après tout (III)
Cette chronique s’inscrit dans une série intitulée Le vide après tout , une traversée de l’oeuvre de l’artiste Lynne Cohen à partir de sept photographies : après tout l’artificiel, après tout le matriciel, après tout le substantiel, après tout le factionnel, après toute l’exponentielle, après tout l’existentiel, après tout le consubstantiel
comme un écho de l’art de Joseph Beuys
Rilke
– Comment faut-il vivre ?Rodin
–En travaillantRilke
–Et je le comprends bien. Je sens que travailler c’est vivre sans mourir.Lynne Cohen
–Je demande [au spectateur] de faire une partie du travail. J’aimerais que s’opère dans son esprit tout un travail d’allers-retours, qu’il regarde les photos tout à la fois comme des documents, des constructions, des images à message social ou politique : elles ne sont pas une seule chose, mais je préfère ne pas dire comment il faut les lire.Beuys
–L’art social est un préalable à tout travail substantiel de l’artiste. Chaque homme est un artiste.
Parce que l’image photographique comme le bloc de pierre est toujours une tentative pour extraire l’immatériel de la matière, Primat de la matière sur la pensée, l’invisible du visible, l’intangible du substantiel, une présence en train de suinter vive laisse sa trace blanche sur les trois quarts du haut de la photographie de la page 69 : la surface d’inscription, un tableau noir. Des mots anglais écrits à la craie sur un tableau d’école : POETIC etc. Tout mot tracé n’est jamais que le commencement d’une première trace, une réinscription originelle, la difficulté à choisir rien plutôt que tout en suivant l’angle gauche du bas qui indique par une sorte de dossier de chaise pointant ce qui doit être lu, l’éternité d’un palimpseste indéfiniment réceptif à tout nouveau tracé : usque ad aeternitatem. Un Wunderblock [1] très relatif tant sa substance crayeuse s’impose dans l’acte même de l’effacement. Des cercles accompagnés de flèches recouverts d’un autre cercle et d’autres fragments de droite mesurés d’une mesure très approximative depuis qu’ un mètre se divise en trois : Stoppage étalon.
La photographie creuse à fond perdu dans la mémoire des tableaux noirs. Devant-derrière, dessus-dessous, tête-bêche, image-texte « s’imprègne en quelque sorte de la matière floconneuse et granuleuse d’une vision tournée en soi, sur soi, non narcissique pour autant, mais partout se frottant au voir et y frottant le texte ou faisant texte de ce frottement. » (Jean-Luc Nancy, L’oscillation distincte, « Sans Commune Mesure », Éditions Léo Scheer, 2002, p. 15)
"Rodin créa des corps qui se touchaient en tous points, s’entrelaçaient avec la férocité d’animaux qui luttent et tombent dans le vide comme une seule chose. Des corps tendus dans l’écoute, tels des visages, et prêts à frapper comme des bras. Des chaînes de corps, des croisements et des enchevêtrements, de lourdes grappes de figures où la douceur du pécher remontait des racines de la douleur."
L’art [aussi] est une partouze, et c’est ainsi qu’Alberto Fiz souligne dans le livre-catalogue de l’exposition " Rodin et les écrivains ", que Rainer Maria Rilke, secrétaire de Rodin de 1905 à 1906 et son fervent défenseur, décrit magistralement la Porte de l’Enfer en saisissant le côté transitoire d’une oeuvre qui enferme l’absolu.
C’est ainsi qu’il faudrait décrire comment Lynne Cohen travaille en sculpteur la matière des mots. La sculpture est le point de commencement, celui de la formation pratique de l’artiste. Sculpteur, mais dans un autre matériau, comme a pu l’être Joseph Beuys
L’exposition actuelle « Rodin Beuys » à Francfort fait le lien :
« Lehmbruck a repris, à un stade déterminé, la tradition de l’expérience de la spatialité du corps humain et l’a portée à un sommet qui surpasse encore Rodin [...] ses sculptures ne peuvent pas être comprises visuellement -au sens strict du terme. On ne peut les comprendre qu’avec une intuition, de tous autres organes de sens ouvrant alors leur portée intuitive. C’est essentiellement l’acte de l’écoute, de la contemplation, de la volonté [...] cela veut dire que l’on trouve dans sa sculpture des catégories que l’art n’avait jamais trouvées ailleurs auparavant » (Joseph Beuys, Par la présente je n’appartiens plus à l’art, L’Arche, Paris 1988, p 12
L’œuvre photographique a besoin d’un support matériel, qui fait volume à l’intérieur d’un projet artistique de rendre les choses du monde visibles. Moins une forme substantielle qu’un appelant à questions philosophiques vivantes donnant formes au réel : espace façonnant, âme prisonnière, mise en abyme, coexistence des possibles, scepticisme pictural contre la grandiloquence, l’enthousiasme, l’allégorisme, perte du sens, perte d’intériorité, métaphysique d’artiste, etc.
Une photographie ça pense quand ça volume, du verbe désuet "volumer" signifiant composer, écrire. Le volume évoque l’intensité sonore ; le mot désigne aussi un livre. Les photographies de Lynne Cohen volument l’espace. Le tableau noir bloc-notes magique appartient aux territoires de la géométrie et de l’écriture, au domaine de la photographie, écriture de la lumière. La lumière ici vient de partout, elle réverbère et le spectateur le regard à l’écoute réfléchit : si tu veux voir, écoute.
L’image photographique pour ne pas être abstraite n’en est pas moins une quête intellectuelle, pour ne pas dire spirituelle. Les volumes colorés des mots blancs et noirs du tableau résonnent au delà de la durée thanatologique mise en avant par Roland Barthes recouvrant la bonté de sa mère dans une photographie d’Elle petite fille :
J’observai la petite fille et je retrouvai enfin ma mère. la clarté de son visage, la pose naïve de ses mains, la place qu’elle avait occupée docilement sans se montrer ni se cacher, son expression enfin, qui la distinguait, comme le Bien du Mal, de la petite fille hystérique, de la poupée minaudante qui joue aux adultes, tout cela formait la figure d’une innocence souveraine (si l’on veut bien prendre ce mot selon son étymologie, qui est "je ne sais pas nuire"), tout cela avait transformé la pose photographique dans ce paradoxe intenable et que toute sa vie elle avait tenu : l’affirmation d’une douceur. Sur cette image de petite fille je voyais la bonté qui avait formé tout son être tout de suite et pour toujours, sans qu’elle la tînt de personne ; comment cette bonté a-t-elle pu sortir de parents imparfaits, qui l’aimèrent mal, bref : d’une famille ? Sa bonté était précisément hors-jeu, elle n’appartenait à aucun système, ou du moins elle se situait à la limite d’une morale (évangélique, par exemple) ;
Roland Barthes, La Chambre Claire, Cahiers du Cinéma Gallimard Seuil, 1980, p. 107
Chercher alors l’expression photographique d’une activité psychique déchiffrée avec peine à même la substance de l’image, sur la pellicule, la peau du film. I like America and America likes me : la peur irrépressible de se trouver dans un endroit clos surgit au niveau même du versus qui sépare et unit l’homme de l’amimal. Comme une claustrophobie réverbérant des mots ineffaçables : "No trepassing" et toute une vie pour en arriver là :
–Tu dois être Caligari !
Dans l’opposition entre la permanence des mots inscrits au tableau [mots du dictionnaire] et leur fragilité éphémère [ils peuvent être effacés d’un simple revers de main] l’image fondatrice de la relation de l’artiste au langage se dessine dans l’acte photographique transitoire, c’est-à-dire anywhere out of the world, dedans : Les Paradis artificiels : "En Dieu il n’y a rien de fini ; en Dieu il n’y a rien de transitoire ; en Dieu il n’y a rien qui tende vers la mort. Il s’ensuit que pour Dieu le présent n’existe pas". En photographie aussi la mort dure longtemps et Rodin racontait à Rilke qu’en lisant l’Imitation de Jésus-Christ, il remplaçait partout le nom de Dieu par le mot « Sculpture ».
– Je ne sens rien de tout ça, essayez autre chose ! demande l’élève à la professeure.
Il faut rechercher quelle association était possible et vraisemblable dans les conditions sociales et historiques de production [...]
Il faut, pour faire une iconographie historique des associations d’idées, éviter l’anachronisme et se fonder sur des pratiques sociales et culturelles concrètes de l’époque. Par ailleurs, il faut s’assurer d’identifier le motif de l’association, ce qui fait qu’il y a condensation. Pour cela, il faut tenter de trouver ce que j’appelle le plus petit dénominateur commun entre les thèmes associés, qui est le noyau même où se trouve la cause de la condensation. Il faut le trouver dans la culture du temps. [...]
Il s’agit ici de forger de nouveaux outils : l’idée de l’iconographie des associations d’idées m’a mené à celle de condensation, le texte de Cartari ["Il n’y a pas à s’étonner de voir que les dieux des anciens sont enchevêtrés les uns avec les autres, qu’un même dieu montre souvent diverses choses et que divers noms signifient parfois une même chose"] m’a renvoyé à Freud. Donc, parmi les instruments nouveaux dont une histoire rapprochée de la peinture doit servir, il y a évidemmment pour moi ces quarante pages que Freud consacre au travail du rêve dans L’Interprétation des rêves, notamment ce qu’il dit sur la surdétermination des éléments du rêve.
Daniel Arasse, Histoires de peintures,
France Culture /Denoël, 2004, p. 202 à 205
Toute parole imaginée assise devant le tableau noir, se fige dans l’écrit, parce c’est toujours au passé que toute écriture livre bataille au désordre des émotions. Pourtant parfois la sculpture libère l’oeuvre de la contrainte du piédestal.
Toujours inadaptée à la situation intérieure la chambre est longue à installer, elle est double Une chambre qui ressemble à une rêverie, elle n’est pas de circonstance et son mécanisme (dans tous les sens du mot) n’est pas intraitable. L’expression de la confiance du vivant dans la vie relève davantage d’une condensation de manières de faire : Poetic Vision, Poetic Relation, Poetic Moment :
Poetic Vision : The Revolution is Us , 1972
C’est clair, lorsque certaines idées ou certaines énergies de l’homme, qui tendent à une réalisation, se heurtent à de gros obstacles et sont par conséquent freinées - comme c’est aujourd’hui le cas pour tous ces hommes qui voudraient aller plus loin mais que les circonstances quotidiennes de la vie et les systèmes politiques bloquent - il se produit tout simplement un effet de rayonnement. C’est cette volonté entravée qui rayonne. Voici aussi le sens de certaines sculptures très ramassées, denses comme les tas de feutre que j’appelle agrégats ou machines productrices d’énergie - non parce qu’elles produisent du courant électrique, mais parce qu’elles sont censées avoir ce "rayonnement intérieur ". Au sens métaphorique, bien sûr. Elles fournissent une indication sur une force qui devrait être mise en oeuvre dans chaque homme.
Joseph Beuys, Lebeer p. 184
Oui mais une méfiance : « je la déclare ici mienne (moi, autre corps parlant n’ayant aucun désir de devenir un élément constitutif de la vaste sculpture sociale), poussé par la même inappétence qui m’empêche de goûter les joies altruistes, produits des grandes formules courtisant l’unanimité. »
Poetic Relation : We Can’t Do it without the Rose , 1972
Ces formes invisibles, ne restent invisibles que tant que je n’ai pas d’yeux, point d’organes pour pouvoir percevoir ce qui est apte à devenir image. Pour qui sait donc se créer un organe de perception, ces formes sont perceptibles. [...]
Je parlais de cette chaleur dégagée tout au long du processus ; je n’entends pas par là la chaleur physique mais ce que vous appelez Eros. Par thermoplastique, je ne veux pas décrire comment on chauffe un four ; je pars plutôt d’une notion métaphorique de chaleur, qui, comme je le disais pourrait rejoindre celle d’Eros .
Joseph Beuys, Par la présente... p 71
Oui mais il te faut faire un effort en te souvenant de la rencontre à Paris en 1927-1929 entre William Carlos Williams et Gertrude Stein et indéfiniment
répéter de plaisir a rose, is a rose , is a rose...
Poetic Moment : Airmail, 1971
Les forces qui sont à l’oeuvre dans la sculpture sont celles qui sont à l’oeuvre dans l’homme. Toujours en prenant comme critère les énergies présentes dans les matériaux et dans leur forme, je constate que les énergies indéterminées sont celles qui existent dans la volonté de l’homme, que les énergies motrices sont celles de son affectivité (au centre) et que le principe de la forme se retrouve en haut, dans la tête (là où les gens localisent le siège de la pensée). Vous avez donc là un élargissement de la notion d’art dans un sens anthropologique qui fait éclater les limites du concept d’art moderne. Dans la mesure où ses principes fondamentaux s’étendent à l’homme dans sa totalité.
Joseph Beuys, Par la présente ...p. 69
Oui mais il semble que « l’homme dans sa totalité » est une Cuisson de l’homme , L’Homme sans qualités : car « un forestier qui se promène voit un autre monde qu’un botaniste ou un assassin. (On voit beaucoup de choses invisibles.) Une femme voit l’étoffe d’une robe ou le peintre découvre une mer de couleurs fluides. Je vois à travers la fenêtre si un chapeau est dur ou mou. Quand je considère la rue, je vois aussi s’il fait chaud ou froid dehors, si les gens sont gais, tristes, malades ou en santé ; de même le goût d’un fruit est souvent déjà au bout des doigts qui le palpent. Ulrich se rappelait : quand on regarde quelque chose à l’envers, par exemple dans le viseur d’un petit appareil photographique, on découvre des choses insoupçonnées. » (Robert Musil, L’Homme Sans Qualités , tome 2, Seuil, Points, p. 960)
I am I will
Tout n’est jamais que réinscription étoilée de signes contradictoires qui traduisent
une pensée active : celle en quoi consiste la vie.
tout cherche un sens
ce mouvement crée relation
souffle un aller et retour
quelqu’un quelque chose pas de visage
une présence en train de suinter vive
[2]
[1] Sigmund Freud, " Note sur le ’’Bloc-notes magique’’ " (Notiz über den Wunderblock) (1925) in Résultats, idées, problèmes, vol. II (1921 - 1938), Paris, PUF, 1985 pour la traduction française, p. 121.
Dans le chapitre de L’Acte photographique intitulé « Palimpsestes » Philippe Dubois fait une relecture du Wunderblock de Freud ( « Freud devant l’objet de l’art » longue question complexe...) pour commenter qu’ « une photographie en cache toujours une autre, sous elle, derrière elle, autour d’elle. Affaire d’écran. Palimpseste » et fait entrer en jeu le fameux « bloc-notes magique » : « Une vision intermédiaire, quelque chose comme un entre-deux, à la fois de l’ordre de l’oeil et en même temps de l’ordre de la mémoire » [...] « C’est la photographie elle-même, dans ses plus grands enjeux, qui se trouve révélée comme un dispositif psychique de première force »
[2] Le Vide après tout, Bernard Noël, Les Yeux dans la couleur, P.O.L., 2004, page 171