Armand Dupuy et Mathieu Brosseau | Ce qui fait communauté réside dans notre commune subjectivité…

Ce qui fait communauté réside dans notre commune subjectivité…


Après « On ne sait jamais qui parle », « C’est peut-être à cause de cet « espace d’attente » qu’on écrit » et « Ce qu’on arrache à l’imprononçable », tous issus du même projet de discuter de leurs « positions », de leurs « mouvements », avec le prétexte des livres de l’un et de l’autre, Mathieu Brosseau & Armand Dupuy proposent à Remue cette 4ème discussion, autour du tout frais roman de Mathieu Brosseau, Data transport, (paru en mai 2015 aux excellentes éditions de L’Ogre.



Armand Dupuy – Ton dernier livre, Data Transport, est donc un roman. Mais j’aimerais savoir quelle différence tu fais, entre ce livre-là et le précédant, Ici dans ça. N’était-il pas, déjà, une sorte de roman pointilliste ? «  L’anachronisme humain provoque l’entrée au monde d’une certaine espèce d’écrivains, dont les narrations sont comme de petites taches, des pointillés très impressionnistes ou fauvistes  » écris-tu. N’es-tu pas de cette espèce ?


Mathieu BrosseauIci dans ça n’était pas un roman, il n’était pas un rêve, il n’était pas une mise en scène, ni une fiction. Il était un flux et des idées vécues, sur le fil. Il représentait mon tournis et donnait à entendre ma pensée, son écho, dans son mouvement même. J’essayais d’aller jusqu’à l’os, de retrouver le centre de ma parole, le cœur du sujet parlant, dans son action même.

Dans Data Transport, qui est là un roman, j’ai composé une fable dont l’histoire, qui n’est pas la mienne, tente de dire des choses qui la dépassent. Une histoire dont la structure fait état d’une vision du monde mais qui reste perplexe. Dans ce roman, je mets en scène un personnage né avec une malheureuse seconde de retard et qui, à l’instar du lapin d’Alice, va tenter de courir après celle-ci. Cette seconde en moins aura des conséquences majeures et décisives sur la suite de son existence.

Il est clair que tu retrouveras des motifs proches dans Ici dans ça, motifs qui me hantent et sont le nerf de mon travail d’écrivain, comme l’identité, le temps, la disparition, le signe, le désir, la mémoire, etc. Ces livres ont la même source, ils ne sont pour autant pas faits de la même manière, ni totalement de la même matière. Les personnages de tous les romans sont des figures détournées de l’auteur, pour autant ils ne sont pas l’auteur lui-même (d’ailleurs, qui est-il ?) et c’est ce qui distingue, entre autres choses, fiction et poésie.

Enfin, non, je ne crois pas être un écrivain pointilliste, a priori. Ou bien je ne le fais pas exprès. Le cadre, la forme, la manière ne priment pas, ils ne peuvent pas être un postulat, ils ne sont que les habits de ce qui se dit. La réalité n’est pas un tableau figé et une représentation découpée par des points, un plan séquence de 24 images/seconde, elle est un flux total, uni. Je veux écrire de la réalité. Un tableau est une scène. Une narration est une scène. Il faut la mettre en tension et sentir ce qui déborde, en creux, ce qui se dit entre les lignes. Je ne suis donc d’aucune école formelle. L’idée est de vivre l’écriture telle qu’elle me traverse plutôt que de faire l’effort laborieux et rétrospectif de décrire, de travailler le trait selon telle ou telle méthode acquise, je veux de l’ivresse, je veux être dans la parole qui est en train de se dire plutôt que dans la traduction travaillée a posteriori d’émotions ou histoires passées ou déjà vécues. Je veux que la réalité habite la forme forcément imparfaite du livre, ses trous, qu’elle se dise et se révèle par ses creux. Et ce, même dans un roman. Et ce, surtout dans un roman.



AD – Comme tu le notes, les personnages de roman sont des figures détournées de l’auteur, qui ne se confondent pas avec ce dernier. Pourtant, dans Data Transport, on relève de nombreux éléments biographiques. Il y a bien sûr le M. du prénom de ton personnage, et ce B, seule lettre qu’il est capable de prononcer après avoir été repêché par le cargo – dont le nom est d’ailleurs le titre de ton livre, comme si le livre était ce bateau secourable... –, ce B qui est aussi la première lettre du nom d’autres personnages (le Bègue, Bérénice). Ces deux lettres sont tes initiales. Puis M. est écrivain. Il y a aussi les dates qui figurent sur les lettres que trie M. Elles se situent toutes autour de ta propre naissance. La première est datée du 21/12/1976 – soit un an avant ta naissance – et la dernière lettre datée (23/12/1977) coïncide avec le jour de ta naissance. Il y a aussi la silhouette de M. à travers laquelle, si l’on a déjà pu te croiser, on te reconnaît assez bien. Aussi j’aimerais te demander, non pas quelle est la part de la fiction et de la biographie, dans ce livre, on sent bien que ça n’aurait aucun sens, mais plutôt te demander ce qu’est pour toi cette « fiction réelle » dont tu parles.


MB – Mais B, c’est aussi Bartleby ! Et c’est aussi, le B (ou Bé), dans le Liquidation d’Imre Kertész. Bartleby est scribe et Bé est romancier… Et puis, il y a le point B du segment qui est l’arrivée, le terminus après le trajet. Si tant est qu’on arrive quelque part. Si tu reprends les toutes dernières pages du livre de Melville, tu verras que Bartleby termine, croit-on, son existence aux Services des rebuts postaux de Washington… Lui, qui opiniâtrement « préférerai[t] ne pas ». Arriver quelque part, finalement. Je crois que c’est précisément parce qu’on n’arrive jamais à destination, telle qu’initialement définie, que nous créons, que nous nous inventons une fin, que nous nous fictionnalisons, que nous fabriquons des objets. Nous ne connaissons aucune fin, pas même notre mort, surtout pas elle, le flux de la réalité, de ce qui passe est sans-fin, sans arrivée et c’est pourquoi, face à cet insupportable vide, nous nous inventons, nous nous projetons dans des fins imaginaires, des histoires, des objets, des outils qui nous permettent de supporter le vide. Data Transport est l’histoire de cette non-fin, de ce point B qui échappe, de cette absence fondatrice. De cette impuissance fondamentale.


La « fiction réelle », que tu cites, c’est ce qui fait foi, le consensus, c’est le délire collectif ou identitaire, voire temporel et historique, partagé de et par tous, c’est cette croyance (structurellement composée comme une fiction) que l’écrivain se doit, il me semble, de démonter, de suggérer, de mettre en scène en donnant à voir une image légèrement décalée. Dans son Château, Kafka dépeint une réalité plus parlante encore que celle que nous vivons ou subissons, parce qu’en forçant le trait, en fictionnalisant les faits, on arrive à faire et à dire plus que la réalité elle-même. Et c’est là tout le pouvoir de la littérature.


J’ai toujours eu horreur du réalisme, des natures mortes. L’art visant à simplement décrire ou raconter sans effets ni allégories, sans dépassement de l’objet, est pauvre. Non seulement parce qu’il ne peut y arriver réellement mais aussi parce qu’en s’y essayant, il fait croire qu’une réalité objective finie et commune à tous, existe. Ce qui est faux.

Ce qui fait communauté réside dans notre commune subjectivité…


AD – Ton roman est aussi le récit d’une quête. Il s’agit notamment, pour M. d’y retrouver le langage. On pourrait voir dans cette « fable », d’une certaine façon, le cheminement de tout petit d’homme vers le langage, avec toutes les ombres qui s’y couchent, s’y logent et finissent par se manifester un jour. On parle de langue maternelle, comme si l’on avait progressivement avalée cette seule langue, mais M., lui, avale le monde entier, sa famille entière, les visages et les langues de chacun, à cause de son extrême porosité et de son très grand souci de satisfaire chacun. D’où ce B, ce babel, cette impossibilité. Et dans cette venue au langage, il est toujours question de manque. Il y a d’abord le manque à dire du langage qui n’est qu’un pauvre fantôme détaché de la chose. Puis il y a notre retard sur chacune de nos phrases, parce qu’elles charrient tout autant ce que nous y déposons que l’ignoré dont nous sommes dépositaires. Et ce manque, ce retard, font écho à ces intervalles récurrentes dans le livre, qu’il s’agisse de cette fameuse seconde « volée » lors de l’expulsion de M. du corps de sa mère, de ce moment d’oubli entre deux pensées ou de cette latence entre deux respirations que tu évoques. Ce sont des moments de paix ou d’angoisse qui sont comme exclus du temps,... Et qui deviennent des moteurs. Quels liens fais-tu, s’il y a lien, entre cette venue au langage (qu’elle soit celle de l’enfant ou de l’écrivain) et ces intervalles ?



MB – Là où il y a séparation d’avec l’objet, il y a de l’angoisse et c’est pourquoi nous parlons. Nous essayons de rattraper le retard, l’espace perdu et résiduel entre la conscience que nous avons des choses et les choses elles-mêmes, qui s’échappent dans le courant continu de la réalité. Et blabla, nous parlons, nous courons après elles par l’artifice de la parole. Nous n’arrivons pas à elles, nous dressons des passerelles vers elles. Comme je te l’écrivais précédemment, nous n’arrivons pas à nos fins, au B, à la réponse, au port de l’autre côté du monde. Nous n’y arrivons jamais. Nous tendons à, par le fait des mots. Donc, nous parlons, nous imaginons, nous aimons, nous désirons, nous projetons, nous rêvons, nous construisons un monde symbolique, une représentation de la réalité échappée, en avance sur notre conscience. Ce monde est le reflet déformé de notre vie, de notre trajet, son expression poétique. Ce monde est architecturé comme un rêve, avec des ruptures temporelles fortes, des liens, des labyrinthes. Ce monde nous habite, en même temps que nous l’habitons. Ce monde, le nôtre, qui est un délire, une croyance à laquelle on adhère totalement, tend vers la réalité mais n’est pas la réalité. La vraie vie est ailleurs, écrivait Rimbaud.

Je crois que l’écrivain doit aussi essayer de faire passer, de révéler (quasiment au sens photographique), de faire sentir la réalité, ce flux continu et sans fin, cette suite indécomposable et infinie, dans l’univers que nous nous sommes forgés depuis l’enfance, dans notre délire, dans notre croîrêtre identitaire, interpersonnel, social, etc. L’écrivain doit tenter de le faire par le fait de ses artifices littéraires. Car, étrangement, c’est en allant en conscience vers la fiction qu’on se rapproche de la réalité, qu’on échappe au délire des croyances.




AD – Nous en avons déjà parlé, ce roman indique un positionnement, le tiens, vis à vis de ce qu’on appelle littérature, mais je voudrais revenir sur ce cheminement de M., à travers le tri des lettres « en souffrance ». Ces lettres ont la particularité d’être arrivées dans l’entrepôt où travaille M. parce qu’elles sont à la fois sans expéditeur et sans destinataire. Elles sont d’une certaine façon de pure voix, sans direction, sans adresse. Des voix pour personnes, c’est à dire pour tout le monde. Plus précisément, j’aimerais que tu me parle de la collection de lettres « particulières » que M. rassemble dans un classeur blanc, qu’il aime classer « dans le seul but de sculpter du sens ». Cette « collection » de voix énigmatiques n’est-elle pas, finalement, le principe de tout livre ? Écrire, n’est-ce pas composer avec une collection de voix qui nous traversent, qu’elles soient familières ou énigmatiques ?



MB – Le classeur blanc de M., cette collection de pensées que beaucoup qualifieraient de poèmes ou de lettres poétiques, est effectivement un livre dans le livre. Un recueil mis en abyme dans la narration, dans l’histoire du personnage. C’est ici, quelque part, un clin d’œil à la poésie qui ne trouve pas de lecteurs, qui ne peut trouver de destinataire. Écrire de la poésie, c’est n’écrire à personne, c’est n’être entendu par personne, c’est donc accepter, à l’instar de Bartleby qui préférerait ne pas, de ne pas pouvoir arriver à.., de travailler sur le vide et l’absence, d’avoir conscience du délire que constitue la croyance d’être quelqu’un et de faire des choses. Nous ne faisons pas la réalité, c’est elle qui nous fait. Je voudrais laisser cette vraie vie m’habiter dans l’ailleurs, dans le nulle part intérieur autant que dans mes livres à venir. Mais est-ce vraiment nécessaire de le vouloir ? La volonté, la mienne, le vœu sont un courrier d’espoir envoyé à personne, c’est-à-dire à soi-même.


Cela dit, j’espère de tout cœur que ce roman, Data Transport, arrivera paradoxalement quelque part, dans les mains, les yeux et dans le cœur de ceux qui cherchent et s’émeuvent de ne pas trouver. De ne pas pouvoir trouver. Peut-être parce que nous sommes en retard sur le mouvement de la vie, qui est ailleurs. Une seconde en avance sur nous.



Mathieu Brosseau, Data Transport, parution mai 2015, éditions de l’Ogre, ISBN : 979-10-93606-10-1.

Lire aussi cette recension de Claro sur son blog, le clavier cannibale.

13 mai 2015
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