Arundhati Roy : Le dieu des Petits Riens, roman

  Il y a des trous dans l’univers, autour de nous, pas loin. On ne les voit pas, ne les découvre pas, n’en prend pas forcément connaissance. Ce sont les trous où chute la lumière. Faisant partie de l’univers, en nous aussi ils existent. Il est utile de savoir par où, dans l’univers et en chacun de nous, s’engloutit la lumière quand elle disparaît, il est utile de savoir ce qui disparaît avec elle, juste avant que l’obscurité nous saisisse car alors il sera trop tard.
  Chaque trou a une certaine forme : la forme d’un être humain, ou d’une maison, ou d’un animal. Tout peut faire trou, en fait.
  Des jumeaux, même dizygotes, le savent dès leur naissance : ils sont l’un pour l’autre celui qui emporte la lumière quand il s’éloigne, l’un pour l’autre celui dans l’absence de qui tout disparaît, et réapparaîtrait avec sa présence.
  Les trous ont la forme de ce qu’on aime ou de ce qu’on redoute, là où parfois vibre à craquer le tissu du monde.

  

Il y avait de la folie dans l’air ce matin-là, sous la coupe rosée du ciel. Une folie qui n’était plus simulée. Esthappen et Rahel la reconnurent aussitôt. Ils l’avaient déjà vue à l’œuvre. Par un autre matin, sur une autre scène. Un autre déchaînement (les semelles pleines de mille-pattes). Le délire brutal de la première et l’économie maniaque du second mis en regard.
Ils restaient assis là. Calmes et vides. Fossiles pétrifiés de jumeaux, dotés de bosses sur le front, d’où les cornes n’étaient jamais sorties. Séparés par la largeur du kuthambalam. Pris au piège d’une histoire qui était la leur, tout en ne l’étant pas. Qui avait démarré dans un semblant d’ordre et de structure pour se précipiter, comme un cheval emballé, dans l’anarchie.

  Le dieu des Petits Riens raconte l’histoire de deux amours interdits : entre un frère et une sœur, Estha et Rahel ; entre leur mère Ammu et Velutha l’Intouchable.
Velutha et Ammu se rejoignent durant treize nuits successives dans la forêt, s’en tenant timidement aux « Petits Riens », l’amour entre leurs corps, ces « à demain » murmurés sans qu’ils sachent lequel sera le dernier, et gardant prudemment les Grandes Choses « inexprimées, « tapies au-dedans ».
  Tel est le dieu des Petits Riens : il œuvre au souci de l’autre, au bien-être des corps, à l’alimentation et au sommeil, aux caresses et aux rires ; il ne craint pas ce qu’il ignore ; il donne confiance aux sentiments. Le dieu des Grandes Choses, lui, a l’outrecuidance et l’aveuglement de ceux qui imposent la Vérité qui les sert à coups de dogmes et d’exclusions. Polymorphe, il attaque sous tous les angles et se manifeste sous mille apparences : c’est le régime des castes qui interdit à Velutha et Ammu de s’aimer, c’est la jalousie de la grand-tante Baby Kochamma, c’est l’Homme à l’Orangeade-Citronnade qui oblige Estha à le masturber. C’est encore le mensonge auquel on contraint les jumeaux : s’ils veulent sauver leur mère, qu’ils avouent que c’est Velutha qui a renversé la barque et provoqué la noyade de Sophie Mol ; c’est Estha renvoyé à l’expéditeur c ?est-à-dire à son père ; et c’est Ammu chassée du village et de la communauté qui meurt seule dans la chambre d’un motel.
  Treize ans plus tard Rahel, partie étudier à Washington, est de retour dans la maison familiale d’Ayemenem au bord du fleuve Meenacha et elle retrouve son frère Estha devenu muet, irrémédiablement non touchable de corps et de cœur au point que plus rien ne l’atteint, ni Grande Chose ni Petit Rien.

Rahel apercevait Estha dans sa chambre, assis sur son lit impeccable. Il fixait les ténèbres à travers les barreaux de la fenêtre. Lui ne pouvait pas la voir : elle était dans le noir à regarder la lumière. (...) Esthappen et Rahel savaient tous deux qu’il y avait eu plusieurs bourreaux ce jour-là. Mais une seule victime. Qui avait des ongles rouge sang et une feuille porte-bonheur dans le dos.
Il avait laissé derrière lui un trou dans l’Univers dans lequel les ténèbres s’étaient déversées comme du goudron en fusion. Dans lequel leur mère avait disparu sans même se retourner pour dire adieu. Elle les avait laissés derrière elle, à tourner comme des toupies dans le noir, sans repères, dans un lieu sans ancrage.

  Dans Velutha et dans Ammu, dans Rahel et dans Estha, on perçoit l’écho des silhouettes qui traversent les histoires de l’écrivain norvégien Tarjei Vesaas, sa sensibilité au chaud et au froid, à la palette des couleurs et des odeurs, à la ténuité des sons, sa délicatesse pour raconter la brutalité comme la tendresse, la cruauté comme le désespoir. Ayant choisi de se tenir auprès de leurs personnages, à l’écart des Grandes Choses, leurs textes romanesques témoignent de l’existence de ce « Petit Rien », la littérature, une des forces capables de descendre dans les trous où la lumière a disparu et de nous la remonter, nous la renvoyer, pas toute la lumière, peut-être, du moins sa capacité à considérer l’incompréhensible et à en prendre acte.


Le dieu des Petits Riens (Gallimard, Folio 3315) est traduit de l’anglais par Claude Demanuelli. Sur la littérature indienne, on lira Le fabuleux succès des romans indiens de Pierre Lepape et le dossier de la librairie Compagnie.
Arundhati Roy a publié un essai, Le Coût de la vie (Gallimard, collection Arcades, 1999). On peut lire d’elle cet article Assiéger l’empire paru dans Le Monde diplomatique.

Dominique Dussidour

23 mai 2004
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