Autour du Dernier royaume de Pascal Quignard

On raconte que Fernando Pessoa écrivait debout ses poèmes sur des pages volantes qu’il jetait dans une huche sans plus d’attention pour leur postérité. On a écrit que c’était une malle. Pour ma part, je garde le mot de huche parce qu’il évoque l’endroit où se retrouvait jadis le pain.

Le Dernier royaume de Pascal Quignard est une huche de cette sorte : étrange coffre rempli de pensées parmi les plus curieuses, morceaux de rêves lourds de sens, fragments de livres difficiles, contes fulgurants de beauté, délires substantiels, impasses accueillantes. Milliers de textes qui sont autant de prophéties (interprétations, en grec) si l’on accepte qu’il ne s’agisse pas d’un Dieu mais de littérature.

Certaines de ces pensées demandent du temps et de l’effort pour se comprendre. Il faut accepter que nous soyons incapable de saisir ce que nous n’avions pas imaginé. Il faut deviner qu’elles sont un viatique pour une autre fois. Il faut désirer la lenteur de ce qui est profond, son cheminement incertain en nous. Mais d’autres pensées sont moins difficiles. Elles brillent dans les mains de ceux qui les ont trouvées comme des pistoles.

A la page 34 du volume V du Dernier royaume, intitulé Sordidissimes, alors qu’il évoque Junius Gallio, puis Favorinus, puis Albucius Silus, puis Sénèque le Père, puis Sénèque le Fils, soudain Pascal Quignard avance une définition de la philosophie : la pensée qui aime plus la communauté à qui elle s’adresse que le questionnement qui la pousse.

Cette définition qui est aussi une opinion et aussi un jugement fait écho à un traité qu’il consacra à Fronton, et par-là même à la distinction entre la philosophie et la littérature. Ce traité est placé dans un livre jaune qui s’intitule Rhétorique Spéculative et qui fut publié en 1995. Voici les trois premières phrases de ce traité :

J’appelle rhétorique spéculative la tradition lettrée antiphilosophique qui court sur toute l’histoire occidentale dès l’invention de la philosophie. J’en date l’avènement théorique, à Rome, en 139. Le théoricien en fut Fronton.

Car une des idées qui est défendue dans ce traité peut se caricaturer ainsi : la littérature est la part sauvage, insoumise, rebelle, d’une pensée dont la face domestique, servile, sociale s’appelle la philosophie. A la page 18 de Fronton, il écrit :

Je pense ceci : la faim de la pensée n’est pas rassasiée. Je pense que la haine de la pensée - que la pensée de ce temps après les raz de marée idéologique, humanitaire, religieux qui cherchent à voiler et à revêtir l’horreur hurlante de ce temps - commence à affamer la tête. Je sens l’essor d’une curiosité enfin réadressée à quelque chose qui lui est inconnu.

Et puis cette autre idée qui est connexe : nous vivons une époque où la pensée académique n’est plus vivante. Il faut penser ailleurs, différemment. Il faut repenser la pensée. Dans le numéro de Lire daté de septembre 2002, Quignard répond à une question de Catherine Argand :

La plupart des essais ressemblent à des dissertations scolaires, tout gagnés qu’ils sont par la volonté de synthèse, l’idée napoléonienne d’un consensus terminal. Pour moi, c’est le contraire même de la pensée. Freud disait « toute pensée est une espèce d’ersatz qui trompe la faim qui l’anime ». Apporter la paix, rassurer, éduquer, tout cela n’est absolument pas de l’ordre de la pensée, c’est de l’ordre de la domestication sociale. J’ai parlé avec de grands intellectuels contemporains qui enseignaient, tous sont convenus qu’il y a dans l’exercice de la pensée un exercice de la trahison qui leur est interdit. Chercher désolidarise le savoir. On ne peut pas être missionné et penser. C’est pour cela que j’ai démissionné. Ce que j’aimerais, c’est que chaque petit paragraphe de Dernier royaume soit une aporie, une pensée déchirée, faire ce qui n’a pas été fait. Je comprends ceux qui aiment la vie sociale. Ce n’est pas mon cas. Les puérils, les séniles ne m’intéressent pas, je préfère la maturité.

Emile Littré avait laissé une pensée du même ordre cachée dans son dictionnaire d’une manière qui est savoureuse. A l’entrée académie, dans la section étymologique, Littré rappelle que Académus était un personnage « de l’âge héroïque » dont la maison de campagne fut épargnée pendant la guerre que les Lacédémoniens firent aux Athéniens. L’orthographe n’est pas constante, indique-t-il : on écrit aussi Hécadémus. Alors Littré a cette dernière phrase : « Aχαδημοσ vient sans doute de αχοσ, remède, et δημοσ, peuple, qui guérit le peuple ; et εχαδημοσ de εχασ, loin, qui est loin du peuple. » L’alternative qui est proposée est trop juste pour être vraie, peut-être. Mais elle souligne l’ambiguïté qui est au fondement de l’institution universitaire.

Pourquoi ? Peut-être notamment parce que l’université s’impose de nommer les choses qu’elle ignore, c’est-à-dire de les reconnaître avant de les regarder, de les espérer avant de les voir, de nier leur irréductible singularité avant de les accepter. Alors que toute pensée neuve ne peut se laisser enfermer dans ces petits écrins de tranquillité qui sont l’apparence des mots dans la bouche des hommes. C’est Boileau contre Quignard, et c’est Boileau qui a tort : on ne peut bien concevoir ce qui est absolument nouveau, et cela ne peut jamais s’énoncer clairement, et les mots pour le dire sont encore à trouver.

De même toute pensée véritablement originale ne peut s’intégrer dans les vieilles distinctions disciplinaires de l’université qui sont autant de féodalités d’un autre âge. Quand on divise le réel, c’est toujours pour mieux régner, dit Quignard dans un entretien avec Jean-Louis Ezine. Dans ce même entretien, il insiste :

Je poursuis une expérience qui n’est pas celle d’un romancier, ni celle d’un philosophe, d’un essayiste, d’un professeur. Ce que j’écris ne s’inscrit pas dans un discours, n’appartient pas au discours.

Et puis, un peu plus loin :

C’est pratique et glorieux, après tout, de se dire : je suis un penseur, je suis un savant, je suis un poète, un conteur, je suis ceci ou cela. Je ne prétends à rien de tel. Je récuse même ces commodités. Je suis là-dessus en désaccord complet avec les arrogances du surmoi, les dictionnaires, les habitudes. Peut-être parce que dans ma vie j’ai eu, et par deux fois, à réapprendre à lire, à réapprendre à parler, j’ai la conviction que nous sommes une espèce engagée dans ce combat, dans cette illusion sublime, une espèce pour qui le langage s’acquiert et défaille sans cesse.

Les œuvres, les bibliothèques, les pensées sont comme des dominos. Le parcours que nous suivons d’un livre à l’autre, d’un auteur à l’autre, d’une pensée à l’autre est analogue au serpent contourné que dessinent les rectangles d’ivoire tachés de noir sur la table verte du jeu. La même logique préside à leur succession qui est celle-ci : un minuscule élément semblable qui est commun fait le lien entre deux minuscules éléments dissemblables qui sont irréconciliables. Et le graphe final nous appartient comme une signature. Comme un gué.

Car les paroles de Pascal Quignard résonnent chez moi d’autres auteurs. Elles résonnent notamment de Michel Foucault. Sa vie durant, celui-ci s’est affronté à ces questions qui sont sempiternellement adressées à Quignard : qui êtes-vous ? D’où parlez-vous ? Quelle est votre légitimité dans l’exercice du savoir ? Dans l’entretien que Michel Foucault donne à Roger-Pol Droit en juin 1975, qui ne fut publié en juillet 2004 dans le magazine Le Point sous le titre « Les confessions de Michel Foucault » [1], son interviewer insiste lourdement :


 Souhaitez-vous qu’on vous nomme historien ?

 Je suis très intéressé par le travail que font les historiens, mais je veux en faire un autre.

 Doit-on vous appeler philosophe ?

 Pas non plus...

Dans le même dialogue, peu de temps après, alors que son interviewer peine décidément à comprendre, Michel Foucault est plus explicite :

Je crois que l’identité est un des produits premiers du pouvoir, de ce type de pouvoir que nous connaissons dans notre société. Je crois beaucoup, en effet, à l’importance constitutive des formes judico-politico-policières de notre société. Est-ce que le sujet, identique à lui-même, avec son historicité propre, sa genèse, ses continuités, les effets de son enfance prolongés jusqu’au dernier jour de sa vie, etc., n’est pas le produit d’un certain type de pouvoir qui s’exerce sur nous, dans les formes juridiques anciennes et dans les formes policières récentes.

Il faut rappeler que le pouvoir n’est pas un ensemble de mécanismes de négation, de refus, d’exclusion. Mais il produit effectivement. Il produit vraisemblablement jusqu’aux individus eux-mêmes. L’individualité, l’identité individuelle sont des produits du pouvoir.

Bien entendu, la question de l’identification a directement trait à cette forme particulière de pouvoir que représente la critique dans le champ du savoir. Car il est impossible de subordonner ce qui est impossible à classer. Il a une manière plus cinglante et plus belle de le dire qui est due à Marina Tsvetaieva : les critiques et les professeurs de lettres sont des gardiens de prison.

De là sans doute cette étonnante incapacité à produire un discours de type critique sur les livres de Quignard, et notamment sur le Dernier royaume. Kechichian, dans le Monde des Livres daté du vendredi 14 janvier 2005, essentiellement nous enjoint à nous perdre dedans. Pierre Assouline, dans son blog daté du 10 janvier 2005 essentiellement a aimé. Jean-Louis Ezine, de son côté opte pour un entretien, mais il n’oublie pas de trouver « un sale petit secret » à nous raconter (et un titre sans vergogne : « Quignard L’aveu »).

Dans son abécédaire, à la lettre C comme culture, Gilles Deleuze parle de l’érudition à Claire Parnet, et distingue pour lui-même le savoir de réserve d’une part, de la pensée, d’autre part. Cette distinction ressemble à cette nuance qu’introduit Quignard entre la pensée sauvage et la pensée domestique. Je cite Deleuze :


 Ca se remarque quelqu’un de cultivé. C’est un savoir, mais un savoir effarant sur tout. On en voit beaucoup chez les intellectuels. Ils savent tout, enfin ils sont au courant de tout. Ils savent l’histoire de le l’Italie à la Renaissance, ils savent la géographie du pôle Nord, etc.
Enfin on ferait toute une liste... Ils savent tout, ils peuvent parler de tout, c’est abominable !

Un peu plus tard, Claire Parnet revient sur le sujet :


 C’est de l’érudition ou c’est une opinion sur tous les sujets ?

 Non, ce n’est pas de l’érudition. Ils savent, et ils savent en parler. Ils ont voyagé dans l’histoire, dans la géographie, ils peuvent parler de tout. Moi j’ai entendu cela à la télévision, c’est effarant !...
Alors comme je suis plein d’admiration, je peux même le dire : ce sont des gens comme Umberto Eco, etc.

C’est prodigieux ! Quoi qu’on lui dise, c’est comme si on appuyait sur un truc. Et il le sait, en plus ! Mais je ne peux pas dire que j’envie ça. Je suis effaré, mais je n’envie pas ça du tout.

D’une certaine manière, je me dis, la Culture c’est quoi ? Ca consiste beaucoup à parler... Surtout maintenant que je ne donne plus de cours et que je suis à la retraite, je me dis de plus en plus que parler c’est un peu sale... Oui, c’est un peu sale...Ecrire c’est propre et parler c’est sale. C’est sale parce que c’est faire du charme. Oui, c’est faire du charme...

Par ailleurs, Quignard écrivit un article pour expliquer qu’il ne considérait pas Eco comme un savant (contrairement à l’opinion très largement répandue), pour cette même raison que souligne Deleuze : ce n’est pas l’accumulation des connaissances qui est le but ; ce n’est pas savoir répondre qui est savoir penser. Cela peina Eco, raconte-il.

Si l’histoire est drôle, et mérite d’être contée, c’est qu’il y a quelque chose de la fable du loup et du chien (de La Fontaine) entre ces deux figures :


 Attaché ? dit le loup. Vous ne courez donc pas où vous voulez ?

 Pas toujours, mais qu’importe ?

 Il importe si bien que de tous vos repas, je ne veux en aucune sorte, et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.

Cela dit, maître loup s’enfuit, et court encor.

Umberto Eco fut peiné, mais Umberto Eco se consola : il fut fait docteur honoris causa de 34 universités dont celle de la Sorbonne. La même université qui refusa un poste à Michel Foucault pour la raison qu’il était homosexuel.

Miguel Aubouy

2 février 2005
T T+

[1Comment peut-on oser un tel titre racoleur, obscène et méprisable à l’endroit de Michel Foucault ?