Benoit Jeantet | Je jure de dire la vérité

Cette image, je l’ai prise début janvier 2014. Passant devant ce petit parc, j’ai vu ce banc déserté. Puis, après quelques pas, j’ai fait demi-tour, j’ai attendu quelques instants. Et j’ai pris cette image. Un peu inquiet, un peu terrifié. Et plus tard, un peu amusé me rendant compte que l’image (celle vue, celle prise) était une surface de projection. Ce qui avait vacillé en moi était l’idée de la disparition. Parce que j’ai toujours été très ébranlé et inquiété par les chaussures laissées dans la rue, souvent au bord d’un trottoir, par les vêtements étalés dans l’absence des corps sur d’autres trottoirs ou routes des villes. Mais l’on pourrait sans doute envisager d’autres interprétations, d’autres chemins d’imagination...
J’ai donc soumis la photographie autour de moi àdifférents auteurs avec comme proposition la saisie libre de cette image. Voici donc une variation d’écriture et de lecture.

Sébastien Rongier


Benoit Jeantet | Je jure de dire la vérité



Je jure de dire la vérité.

Je suis né au bord d’une rivière. Comme tous ceux qui vivent quotidiennement au bord de l’eau, l’amitié, la mélancolie et une paire de bottes en caoutchouc m’étaient peut-être plus nécessaires que l’amour. Toute ma vie aurait d’ailleurs pu se dérouler dans l’atmosphère quelque peu irréelle et vieillotte des bois flottés. Et pourtant. Quand il a fallu, alors j’ai pris cette fille de ferme pour femme. Elle n’était pas làpour être aimée, j’avoue que ça tombait bien. Elle connaissait toutes les astuces, les petits trucs pratiques qui permettent d’enlever les traces de cambouis, de goudron et de graisse. Elle avait appris très tôt àlire dans le regard de ceux qui commandent. Elle savait depuis toujours que la violence est une maladie. Un virus qui peut faire enfler la peau. Puisqu’il a bien fallu, alors j’ai pris cette fille de ferme pour femme. Cette fille de ferme lavait et reprisait, étendait notre vie àsec. Notre vie, elle la frottait. La mouillait. La rinçait. Un soir, il y avait déjàplusieurs semaines qu’elle faisait ça, alors je l’ai saisie par le poignet et par la poitrine. Je l’ai entrainée dans l’appentis où l’on entasse le charbon parce qu’il y fait sombre, et, en la menaçant de mon couteau de chasse que j’ai placé sur sa gorge, je l’ai contrainte àavoir avec moi des relations intimes. Le lendemain, je suis parti au régiment.

Je jure de dire la vérité.

J’ai plutôt bien vécu jusqu’àce que cette saloperie de guerre n’éclate. Ma vie, jusqu’àce que cette saloperie de guerre n’éclate, ça avait été presque aussi doux et paresseux que la brume quand elle se lève comme ça de la terre. Et puis il y avait aussi que depuis peu, vous savez, oui voilà, partout àl’intérieur de moi, c’était comme si le temps des patiences s’était mis àfrémir comme une eau toute neuve. C’était assez nouveau tout ça. Oh oui. C’était soudain. Tellement que. C’était…Oh mais moi, ce bruit d’eau très remuante qui s’écoulait tout en dedans, oh mais non, ça ne me faisait pas peur. Non. Pas plus que ça ou bien...D’abord, on m’avait appris tout ce qu’il y avait àsavoir. On c’était ma mère. Ma mère, c’était la seule dans le pays àsavoir faire danser les raisins secs. La seule àpouvoir déterminer avec exactitude l’origine des faïences. Seule àreconnaitre le bruit mouillé des filles qui passent dans la rue. A m’avoir dit, ses yeux calmes descendus sur mon visage soudain inondé de questions, pourquoi-comment- la rapidité de la première relation sexuelle avait un impact sur la manière dont, plus tard, on percevrait la qualité du couple. Et qu’il ne fallait surtout pas que je m’inquiète. Et que si le diable ouvrait la fenêtre d’un coté alors le bon dieu la refermerait de l’autre. Et qu’il y avait deux églises. L’une qui fuit et pardonne. L’autre qui écorche et possède. Oui. J’ai plutôt bien vécu jusqu’àce que l’ennemi envahisse notre espace. Le mien qui était traversé d’une eau toute neuve et remuante. Et celui de ma mère, borné par la persévérance maternelle, l’obéissance aveugle àquelques lois naturelles et la constance bonasse des femmes habituées àdonner le change mais dont les souffrances intérieures s’amplifient dès que le vent se remet àbalayer nos hautes plaines.

Je jure de dire la vérité.

J’ai pris du plaisir àrépandre le malheur et la mort. J’ai pris du plaisir àdétruire tout ce qui relevait de l’ordre naturel. J’ai pris du plaisir àmarteler la terre et comme mes bottes de brute s’enfonçaient à

chaque fois un peu plus dans les chemins creux, j’ai songé àla fente de cette fille de ferme que j’avais pris pour femme. Et j’ai maudit la fente de toutes les filles de ferme du monde. Et j’ai maudit toutes les filles du monde. Et c’est là, comme nous étions occupés, avec mes camarades, àmettre le feu àplusieurs maisons, c’est làque je l’ai aperçue, elle. Cette fille-là. Sur ce maudit banc en pierre. Cette fille qui portait un gilet bleu. Un sac àmain blanc comme une vierge. Et ce paquet orange ridicule. Il était l’heure où les héroïsmes faciles recommencent àvous piquer le nez. Il était six heures du soir.

Je jure de dire la vérité.

Jusqu’àce soir-là, vers six heures, j’ai plutôt bien vécu dans l’ensemble. Et puis cette saloperie de guerre et puis ce soldat sont sortis tout àcoup de la brume douce et paresseuse que ça avait été ma vie avec cette mère qui était la seule àpouvoir vous faire croire que l’existence était un poème de tous les jours. Et puis je n’ai du mon salut qu’àtoutes ces choses que ma mère ne m’avaient pas encore apprises. Et puis, j’ajoute que j’ai du regarder ma mère àson tour forcée de partager mon sort mais àplusieurs reprises. Et puis , j’ajoute qu’àchaque nouvel assaut de ce soldat la barbarie devenait plus monstrueuse. Et puis, alors, quelques minutes seulement après que ses derniers gestes aient fini de me faire souffrir, l’eau, cette eau qui s’était mise àme traverser comme une soif nouvelle, et puis, alors, cette eau s’est tarie, comme ça, presque tout de suite, instantanément. Et puis j’ai cessé, toujours comme ça, presque instantanément, de croire qu’il fallait chercher notre bonheur en dehors de nous-mêmes. Et puis, j’ai eu envie de tout laisser comme ça. Et puis de disparaître. Voilà. C’est tout.

Benoit Jeantet

On retrouve l’ensemble des contributions ici.

7 février 2014
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