« demain elle sera toujours morte »

Sébastien Rongier fait partie du comité de rédaction de remue.net. Il a publié De l’ironie. Enjeux critiques pour la modernité.
Il a publié Au troisième étage et Littérature d’aujourd’hui aux éditions publie.net.
Il a créé le blog Fragments.

Ce matin vient de paraître aux éditions Flammarion, on en lira des passages ici.


 

Cela peut paraître étrange, mais alors, quand nous fûmes dans la gueule même de l’abîme, je me sentis plus de sang-froid que quand nous en approchions. Ayant fait mon deuil de toute espérance, je fus délivré d’une grande partie de cette terreur qui m’avait d’abord écrasé. Je suppose que c’était le désespoir qui raidissait mes nerfs.
Edgar A. Poe, Une descente dans le Maelstrom, traduction de Charles Baudelaire.

 

  Ce matin n’est pas le récit d’un je, c’est le roman d’un ma.

  La douleur, qui a de la délicatesse, ne profite pas de la mort d’une mère pour donner naissance, au corps défendant du fils, à un pronom « personnel », je par exemple, qui aurait été jusque-là enfoui ou distrait. Il n’y a rien d’aussi intime à en attendre, ses territoires sont trop vastes, un je s’y égarerait. Celui qui raconte dira on, ou il emploiera le sujet non formulé du mode infinitif.
  La délicatesse réservait ses effets : d’une phrase cruellement anodine va jaillir un adjectif « possessif », un simple ma, syllabe de la douleur.

Ma voiture. Quelque chose frissonne et bouillonne dans la phrase. Quelque chose qui résonne comme pour dire qu’elle n’est pas à sa place. Ma. C’est le ma qui descend. Il vrille, tord et frotte les éléments. Il râpe et déchire la gorge. Les mots, les phrases qui s’abîment à entendre l’écho intérieur. Un tremblement qui épuise [1].

  Et ce ma apparaît réversible, emboîtant le fait d’avoir eu dans celui d’appartenir encore, déchirant doublement.

Le temps du regard, entendre la tête heurter l’habitacle. Entendre la tempe exploser au contact de la portière. Entendre le front se figer dans le volant et le grincement de la tôle. Le temps d’un regard au 49 rue Beauséjour, voir que la femme réduite au corps inerte dans un funérarium de bord de mer, voir que ce corps malaxé par l’accident est celui de ma mère [2].

  Sébastien Rongier a choisi la discrétion pour donner voix aux abîmes qui s’ouvrent à la verticale de ses propres pas. Voici son récit : malgré des yeux secs et une production lacrymale insuffisante, un jeune homme abandonne ses lunettes pour des lentilles de contact. Ce devait être le premier jour où son visage nu approcherait le monde. Ce matin-là, sa mère meurt dans un accident de voiture. Un effacement brusque, une disparition, voilà ce que le monde lui propose, finalement. Dans ce roman pudique aux larmes rares, comme son narrateur, le temps s’effondre sur lui-même. L’urgence ordonne d’en redistribuer autrement les anciens repérages.
  De quatre lieux - des villes : Sens, Paris, Les Sables-d’Olonne, Olonne -, partent successivement quatre lignes horizontales qui déroulent la chronologie du réel, sans jamais se chevaucher ou se résoudre, chaque mot y est sensible.

  Discussions familiales, papiers à remplir, décisions à prendre, dernière visite au funérarium, rendez-vous à la banque, cérémonies à l’église, au crématorium, le fils, désigné par la famille comme « représentant légal », avance droit dans ses nouvelles obligations, n’ayant de cesse de ne pas se laisser emporter par la mécanique des obsèques.
  Mais chaque jour lui claque au nez l’issue de la consolation, à lui seul revient de construire le possible d’un après, de sauver un enfant au moins, peut-être l’enfant qu’il a été.
  Un enfant prénommé Matthieu se trouvait dans le véhicule qui a percuté la voiture de la mère. Le fils anonyme imagine alors, déplaçant l’enjeu du récit vers cet enfant-là, un enfant sain et sauf, l’histoire de Matthieu dans les semaines qui vont suivre l’accident, puis, au conditionnel, l’avenir que Matthieu lui-même se prête. Inutile de se faire remarquer, ce sera un avenir ordinaire : amour, mariage, voyages et paysages, enfants, divorce.
  Le deuil ne se laisse pas facilement désamorcer : pour être fictif, c’est encore un enterrement qui clôture ce récit puisque Matthieu meurt lors d’une opération de déminage dans les eaux du Golfe.

  Avant, un possible a-t-il existé ?

  L’histoire de la mère traverse les quatre villes, Sens, Paris, Les Sables-d’Olonne, Olonne, parcourt tout le roman.
  Elle commence dans un village non loin de Sens, sur une route où la voiture d’un écrivain français heurte violemment un arbre en 1960. La mère a été cette jeune fille qui rêve de quitter son village natal, de partir vers la capitale. Elle l’a fait, elle a réalisé son rêve, elle est partie. Les événements d’une vie se sont succédé, divorce inclus. C’était une femme qui partait, quittait, abandonnait.

  Le fils en découvre la suite dans ses papiers :
  un certificat médical, établi à Nice « pour faire valoir ce que de droit », décrit les traces de coups laissés sur le visage par un amant sans doute, la couleur des hématomes, des doléances, une ITT
  une feuille manuscrite, la première et la seule, d’un cahier vert à spirale de cent quatre-vingts pages où la désormais absente aura tenté de se raconter.

  La route et le monde industriel et publicitaire qui la borde, le cinéma fermé des Sables-d’Olonne, le pull fuchsia dans lequel le grand-père maternel enveloppe sa douleur, l’apprentissage des lentilles de contact, toute chose évoque le fracas des tôles, la « localisation sans bord » du lieu de l’accident, là où une vie restera inachevée avec ses possibles d’avant et d’après que ce roman inscrit avec force dans la littérature contemporaine.

25 janvier 2009
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[1Ce matin, roman de Sébastien Rongier, Flammarion, 2009, page 34.

[2Ouvrage cité, page 102.