Benoît Vincent | Le syndrome GI Joe


J’ai reçu la carte par courriel, une simple capture d’écran en pièce jointe, une carte simpliste avec un petit fanion ridicule. Était également attachée la “dalle” correspondante de la carte IGN, le “Scan 25”. C’est le site.

Depuis mon ordinateur, à la maison (plus besoin de bureau), j’ai pu observer également les photographies satellites, celles de Google encore et celles de l’IGN ; les observer, les comparer, voir ce qui a changé entre les deux prises de vues.

De cette première approche, totalement virtuelle, du site, je peux tirer à présent à la fois des chemins pour mes propres déplacements physiques (maximiser le temps par l’espace !), mais aussi déjà une première interprétation (une lecture simple) de ce que je vais trouver sur place, et surtout de ce que je vais en rendre, le jus que je vais devoir rendre, dans une nième couche que je produirai moi, la cartographie des végétations.

(C’est là que je vais venir travailler, quelques jours dans ma vie, et il est fort probable que je ne repasserai plus jamais dans ces parages.)

En attendant, je prépare mon matériel :

  • une flore solide (on optera de plus en plus pour les deux flores de Tison [1] ; on adjoindra la Flora vegetativa des Suisses, pour les plantes non fleuries, qu’accompagne le Guide des milieux naturels de Suisse ; puis le Guide des habitats naturels de Charente-Poitou ; toutes de véritables et rares bibles aisément transportables ; le reste — tout le reste — en pdf sur l’ordinateur : les listes rouges et listes de protection, les fiches diverses, d’espaces gérés, de taxons particuliers, les deux travaux indispensables que sont les fichiers Baseveg et Baseflor du maître Philippe Julve, les flores classiques : Bonnier, Coste, Fournier, Jauzein ; les flores thématiques : flore des laîches, sommes sur les graminées (fétuques, pâturins, agrostis, éragrostis...) du génial Robert Portal, flore des mousses, des plantes aquatiques, les trois volumes de la Flore forestière de France, sans compter les monographies sur les Fabacées (Coulot et Rabaute) et Apiacées (Reduron) impossibles à transporter, tout cela bien trop lourd pour l’usage ; les flores géographiques : d’un département, d’une région, d’un territoire... ; le tout dans un carton tout aussi solide ;
  • mon carnet 11x17cm à spirales et petits carreaux et quelques stylos, Bic Cristal noir me concernant : je déteste écrire au crayon à papier même si on nous le conseille à cause de la pluie, et toutes les imitations plume ne résistent pas (tous sens confondus) à l’écriture ;
  • l’ordinateur, qui sert essentiellement à se repérer et à contenir les pdf — le soir à changer d’air ;
  • le sac-à-dos, l’un pour tout le domestique (vêtements, eau, nécessaire de toilette, de pharmacie) ; un second pour le technique (ordinateur, carnet, fournitures, petits périphériques informatiques : clé USB, DDE, clé 3G, écouteurs...) ;
  • puis le véhicule : le plein fait, fourgonnette moyenne, deux places seulement — dont siège passager transformé en table, l’arrière pour le matériel, en réalité beaucoup plus pour dormir dedans ; j’ai toujours une tente, mais m’en sers rarement si je suis seul ; quelques petites choses à droite à gauche, jerricans d’eau, glacière, réchaud et popote, bottes et cuissardes, vêtements de secours, récipients divers, seau à vendange, outils variés (pelle-pioche de surplus militaire, tarière, pH-mètre, bacs, flacons, presse et journaux pour l’herbier)...
  • moi-même enfin, jean de coopérative agricole, tee-shirt 1€ de chez Tati, casquette et sac au dos (pas de gilet de pêcheur) pour les outils de base : carnet et stylo, loupe x20, portable surtout pour l’heure, la lumière la nuit, GPS, blague à tabac avec tabac, feuilles à rouler et briquet, appareil-photo compact, couteau fait sur mesure par l’ami Maël, incroyable forgeron de Valouse de 23 ans à qui de temps en temps je signale les stations des bois recherchés pour les manches : cornouiller mâle, genévriers, alisiers...

✠»

Ils veulent défendre le monde, protéger l’environnement, sauver la planète, que sais-je. Tous les naturalistes se ressemblent. Ils sont animés d’une mission.

Ils sont tous habillés, coiffés, modelés pareil. Les mêmes idées politiques, la même culture générale, et le même esprit d’équipe. C’est entendu, nous sommes ici pour le bien de l’humanité. Nous sommes tous de gauche, nous sommes tous des indignés et des bons penseurs, on le serait à moins, pratiquement fonctionnaires, paupérisés par un statut méprisant (combien d’auto-entrepreneurs !) en train de vendre le maigre savoir que nous avons à la machine dont le but est justement de détruire le savoir ; ou mieux : d’en évaluer la rentabilité, et permettra plus tard d’en tirer encore quelques bénéfices subsidiaires !

Mon travail, tu demandes ? Au-delà des petites fleurs, je vais te le dire, ce que c’est que mon travail : c’est transformer en données objectives un morceau pulvérisé et chaotique de réel — par exemple le patrimoine (d’une famille, d’une entreprise, d’une commune ou de la nation peu importe), de sorte qu’il puisse alors être traduit en données chiffrées (c’est-à-dire en valeur marchande) et ainsi venir peser dans la balance des portefeuilles.

L’environnement est bien utile : cela rassure tout le monde si on s’en occupe, et cela devient un produit financier.

Ils ne défendent rien ! Je ne défends rien ! Au contraire : j’autorise à détruire, même. Je distribue les bons points « à dire d’expert ». Le plus souvent, je suis de mauvais augure : là où je passe, j’annonce l’arrivée des bulldozers et des tombereaux.

(Au pire, je profite de l’étude pour « faire la coche », c’est-à-dire voir la plante inconnue, l’oiseau rare ou la libellule fugitive. Je suis chasseur, au fond, de la belle photo, de la belle créature. Je n’ai plus aucun instinct, mais je sursois au bonheur de l’humanité pour un plaisir personnel et fugace. S’il-vous-plaît.)

Au mieux je suis un coureur des bois, un trappeur antique, dépris de la société de consommation et je me bats bec et ongle dans l’idée de renverser les machines du capitalisme débridé.

Mais bien souvent je suis seul, avec mes flacons, ma binoculaire et mes journaux périmés, salissant la maison de toutes ces hordes de sauvagerie minuscule et venue du dehors. Je crois toucher du doigt l’idéal éco-responsable. Je crois saisir les rouages essentiels, ontologiques, éthiques. Et si je tue c’est par abnégation scientifique.

✠»

Au bureau — qui donc n’en est pas un, je réponds à un appel d’offre. Longue tâche ingrate qui consiste à vendre ses prestations, c’est-à-dire sa propre force de travail, c’est-à-dire son corps, à la manne publique.

Système libéral, instauré aux États-Unis, l’appel d’offre s’est répandu et généralisé en Europe, sous l’impulsion de l’Union européenne. Choisi bien souvent au moins-disant — et de plus en plus — plutôt qu’au mieux-disant, qui tempèrerait son offre d’un “faisceau de compétences ou d’expériences”, bien que cela soit clairement affiché par la loi, sinon la coutume.

Rédiger ce dossier complexe, pourtant sans cesse simplifié, en adjoignant les documents dument renseignés et signés du DC1 (remplace l’ancien DC 4), DC2 (remplace l’ancien DC 5), DC3 (remplace l’ancien DC 8), parfois du DC4 (remplace l’ancien DC 13), puis du NOTI1 (remplace l’ancien DC 6) et NOTI2 (remplace l’ancien DC 7)...

Répondre aux appels d’offre est devenu aujourd’hui l’unique opportunité de travail donnée à un naturaliste qui ne fait pas de recherche ou ne travaille ni pour l’État (dans une agence publique comme l’Agence de l’Eau, les différents Syndicats, les différents Conservatoires, les différents Offices nationaux, mais aussi les régions, les départements, certaines intercommunalités et certaines communes) ni pour une association (“ONG” de « protection de la nature » d’envergure territoriale reconnue — lesquelles peuvent toutefois également répondre à des appels d’offre, mélangeant ainsi les genres). Ou alors on est un amateur éclairé (il y en a, et même des géniaux), en cela totalement bénévole.

C’est ainsi qu’on découvre des naturalistes experts de tel ou tel groupe vivant (on parle de “compartiment”...), malacologues (mollusques), entomologues (insectes), carcinologues (crustacés), arachnologue (arachnides), herpétologue (amphibiens et reptiles), ornithologue (oiseaux), mammalogue (mammifères), mais aussi botaniste (phytologues ?) et phytosociologues (habitats), écologues, paysagologues, hydrologues, géologues, pédologues, installés à leur compte, travaillant soit en bureaux d’étude, soit en prestation pour eux, soit directement pour leur propre compte.

C’est ainsi qu’on découvre que les naturalistes rémunérés travaillent au sein de structures le plus souvent inconsciemment ultralibérales, qu’ils participent à des sociétés, qu’ils soient autoentrepreneurs, ou qu’ils travaillent pour des associations qui, on s’en doute, ménagent la chèvre soucieuse de ses intérêts financiers et le chou mu par la passion de la défense de l’environnement.

✠»

Mais tout ce matériel ne sert à rien. C’est du folklore. Du grand guignol même. C’est céder à l’illusion technique : croire que, parce qu’on est équipé comme un militaire, on va obtenir de meilleurs résultats, des résultats plus fiables, plus pertinents, plus justes, plus vrais. C’est le syndrome GI Joe [2].

Les meilleurs naturalistes que j’ai connus étaient des autodidactes. Des personnages discrets et modestes, qui ne s’habillaient pas à grand frais chez Go Sport ou Décathlon et ne prisaient pas les chaussures Salomon et les sacs Lowe Alpine à deux-cents balles, le tout évidemment fabriqué en Chine.

Mais le besoin de reconnaissance, la formation, la professionnalisation, ont transformé le métier : l’ont créé, plus justement ; avant on était naturaliste par passion, comme on pouvait être chasseur par habitude. Ou réciproquement. Les uns comme les autres ont vu leur statut évoluer. La subvention a permis la rémunération, et avec elle la reconnaissance ou le besoin de reconnaissance — la revendication. Or la revendication de la part d’une instance qui reçoit ses subsides de l’État...

En somme les défenseurs de la nature, éco-interprètes, éducateurs à l’environnement, ambassadeurs du tri, etc., sont des vecteurs, généralement aveuglés, des renversements écologiques qui aujourd’hui ont lieu : l’environnement a une valeur — pas celle qu’on lui donne habituellement, mais une valeur d’échange.

Dans la richesse des nations pèsent les soi-disant services rendus par la biodiversité : d’approvisionnement, de régulation, culturels et de soutien. En effet quoi de plus important pour un être normalement constitué (fût-il ultra-libéral) que l’eau, l’air, la nourriture venue du sol, etc. ? Eh bien ces réalités s’évaluent. Et tout ce qui a un prix peut être échangé sur le sacro-saint marché, sur les places financières. Et je t’échange mon parc national contre tes points carbone : c’est là aussi un enjeu macropolitique.

Cette vision du monde, et en particulier, du monde vivant, est très clairement édictée comme règle à partir de la honteuse rencontre de Nagoya. Et c’est depuis lors que j’ai cessé de croire que je sauverai le monde par mon agréable travail.

✠»

J’arrive sur le terrain, en voiture, et je tourne autour du site, je repère sur la carte les entrées, les issues possibles.

Quand je pose la voiture, je m’apprête, selon le cas, à une longue journée de terrain, jusqu’aux derniers rayons du soleil, bien souvent — surtout si une marche est encore nécessaire.

Quoi qu’il en soit je n’ai pas “vendu” assez de journées de terrain (afin de moins-dire) et je vais donc mordre allègrement sur celles qui me seront effectivement payées : je maximise ainsi mes déplacements et le temps de travail.

Je localise le site ; après ce tour de reconnaissance, je fume la première cigarette si l’heure l’autorise (je ne fume pas le matin) ; je m’assoie. Je m’imprègne. Je regarde négligemment les plantes, les structures paysagères, fourrés par ici, bois par là, pièce d’eau de l’autre côté, espace ouvert au milieu ; j’estime le temps que va me demander chaque unité de végétation.

Et puis je commence. Je prends carnet et stylo et je commence : date, commune, éventuellement département, premier relevé, description rapide, nature, texture et structure du sol, pente et exposition, et détail des différentes strates ; pour chacune d’elle, la hauteur médiane, et le taux de recouvrement au sol ; enfin la liste des espèces, qui peut varier d’une dizaine (strate arborée d’une forêt par exemple) à une centaine (pelouse ou prairie) ; pour chaque espèce un coefficient d’abondance/dominance (“abdom”) ; puis la détermination, pour les sujets litigieux, avec des récurrences objectives du Doute : églantiers (Rosa) et ronces (Rubus), épervières (Hieracium), fétuques (Festuca) par exemple, et des récurrences subjectives, ces foutues plantes dont je ne retiens jamais les caractères différentiels : cirses (Cirsium) et chardons (Carduus), laîches (Carex), épilobes (Epilobium).

Et je recommence. Pour chaque “milieu naturel” qui me semble différent.

(Je viens de faire 600 km pour aller visiter un étang et trois mares, pour un total de moins de 400 m2, d’après Geoportail, fidèle soutien ; un étang sur la bordure duquel croissent six espèces d’arbres, mais dix-huit arbustes et quarante-et-une herbacées ; et le plaisir de découvrir des plantes rares ou absentes de « chez moi » : la parisette à quatre feuilles, ou même, plus simplement, la viorne aubier ou le bouleau !)

Là, dans le soleil et la chaleur, mais les pieds presque dans l’eau, je me démène et me faufile, sous les branches basses des arbustes, comme le sanglier, je transpire et parle à voix haute, toujours à voix haute les préconisations de gestion, ou les noms des plantes, à cause des sangliers, et je note, et ramasse, et recherche dans l’une ou l’autre flore emportée, je prends en photo, je me salis, j’arrache, je crache, je titube et je m’écrase lourdement, je me mouille, je me plie en deux, je rampe, je m’extrais, je force la ronce et frôle l’ortie, je fume et je pisse, et j’ai faim, et je languis la nuit, et je conçois la carte mentalement, et j’évalue à la louche les impacts de l’aménagement prévu, ou les mesures possibles de conservation, j’évalue aussi le poids de cette vie-là, jugement dernier, balance finale, mais jugement d’expert, presque démiurgique : mérites-tu de (sur)vivre ou non, ô étang ? et si non, comment abréger tes souffrances, ô délicate filipendule ou reine-des-prés (Filipendula ulmaria) qui n’a rien demandé d’autre que de démontrer l’existence du Thalictro flavi - Filipendulion ulmariae, ou solide podagraire ou herbe-aux-goutteux (Ægopodium podagraria), qui aime tellement longer les chemins de l’Ægopodion podagrariae et du Geo urbani - Alliarion petiolatae.

Je fume une autre cigarette, et après un peu de rigueur scientifique, je me rends à imaginer les relations entre espèces, végétales et animales au sein d’un même milieu, et c’est avant tout un même lieu, puis je peste contre ces gens qui viennent ajouter du béton au béton, et viennent détruire ces espaces, pour le confort de tous et le bien-être de chacun, en vue de créer une zone artisanale ou commerciale, ou un lotissement, ou une route, une autoroute ou une voie ferroviaire. Et je râle contre ces gens qui préfèrent se nourrir dans les grandes surfaces plutôt que dans les villages et les villes, et habiter dans sa propriété bien isolé de ses voisins, avec son propre jardin où pousseront fruits et légumes bio, ou quasi, où ils jouiront d’un abri de jardin, d’une terrasse privative et de quelques mètres carrés de plus, ineptes d’architecture et de style, afin d’y rencogner leur stupide inanité, plutôt que dans les maisons certes mitoyennes mais ancestrales des villes et des villages.

Il faut traverser la Nièvre, l’Allier ; il faut traverser l’Indre ou le Cher, l’Ain ou la Saône et Loire, le Lot-et-Garonne ou la Dordogne pour se rendre compte de la misère politique où nous sommes.

Et je les maudis. Et je m’assois le cul dans l’eau ou sur les joncs couchés par les sangliers et je rumine ou je grogne, une dernière cigarette en bouche, les données ramassées dans mon petit carnet, et je me prépare à la nuit, et à sa soirée, qui est plus longue encore, parce que seul dans le désert, jusqu’au sommeil, pour oublier.

Sanglier moi-même.

C’est là que je suis venu travailler. J’ai passé quelques heures en ces lieux. J’y ai mangé, bu, dormi. Autre, peut-être. Je n’y repasserai sans doute plus jamais. Qu’ai-je fait ? Je me le demande.

Je vais chercher un coin tranquille, quitte à rouler vingt-trente kilomètres. Je me glisserai dans un layon de chasse. Je sentirai vibrer le bouillante vie nocturne, figée par mes phares l’espace d’un instant, puis je tomberai dans le sommeil, cerclé de bestioles aux dents longues, aux yeux injectés de sang. Et je me dirai Il y a encore de la vie sur cette planète.


Benoît Vincent


Benoît Vincent est botaniste et auteur. En 2012, il publie Genove, villes épuisées, né de séjours prolongés dans la ville de Gênes en Italie. Il est membre actif du Général Instin et coanime la revue en ligne Hors-Sol. Son site :www.amboilati.org.

Benoit Vincent sur remue.net

15 août 2014
T T+

[1L’une, Flora gallica, avec Philippe Jauzein, l’autre, la Flore de la France méditerranéenne continentale, avec Bruno de Foucault et Henri Michaud. Les premières flores françaises depuis des lustres, toutes deux parues en 2014).

[2aussi appelé “syndrome Agence Tout Risque” ou “syndrome Castors Juniors”.