Benoît Vincent | Sommets

Sommets, cols et pas, crêtes, serres, poëts, ils sont à peu près partout, massifs ou friables, imposants ou discrets, et s’ils nous sont familiers, on est rarement dessus. Toutes ces collines et ces montagnes qui nous entourent structurent toujours l’horizon, et donc un peu la semelle comme le fond de tes poches.

La vie se tient au bord du paysage, voilà.

Après tu fais ce que tu veux. Tu peux continuer de slalomer entre, ou te croire assez malin pour monter descendre monter descendre, mille-pattes. Elles, globalement, elles s’en contrefichent.

Par chez moi, ce sont des montagnes calcaires, surtout, c’est-à-dire des dépôts, des dépôts lents, patients, secoués parfois de surrection à droite à gauche, mais des dépôts de coquilles et exosquelettes de mollusques et arthropodes des mers tropicales qui étaient là, avant qu’on ne ferme les frontières aux migrants — peut-on imaginer combien de milliards de milliards d’escargots il a fallu pour monter une falaise de quatre cent mètres de haut sur deux ou trois kilomètres de large et de long ? Je ne peux pas, moi.

Alors je me console, comme d’habitude, dans les noms.

1. Impressions concrètes

Je ne suis pas un ce qu’on appelle un randonneur. L’idée d’associer la marche au sport m’insupporte (autant que de savoir que la plupart de nos auteurs sont également professeurs). Les vêtements et le matériel de randonnée me sortent par les yeux. Les marcheurs qui font les montagnes comme les touristes font le Pérou ou le Vietnam m’horripilent.

La montagne — pas plus que la nature — n’est pas pour moi un hobby, un objectif, un produit. La montagne est le corollaire de l’eau : la montagne est une modalité du dehors, au même et égal titre que la plaine. La montagne, par défaut, n’est qu’un ensemble de vallées, si l’on veut. La montagne est le travail de l’eau — du moins pour le territoire qui nous concerne ici.

La première montagne sur laquelle je suis montée, tout seul, je pense que c’est la montagne de Miélandre. Mille quatre-cent cinquante et un mètres : pour l’adolescent que j’étais cela paraissait impossible, littéralement insurmontable. Ce n’est pas que j’ai gravi beaucoup d’autres sommets, depuis, mais j’ai sillonné mon saoul des dizaines et des dizaines de crêtes — souvent pour le travail, rien de spectaculaire.

En franchissant les montagnes du Haut-Languedoc, dans un récent printemps glacial et détrempé vers les monts de Lacaune, après avoir pas mal parcouru les Corbières et avec les montagnes du Levezou en mire, je me suis arrêté au sommet.

J’étais en voiture, alors pas d’effort physique. Mais tout de même secoué par la majesté : la plus valable, celle qui te fait sentir un rien du tout parmi les riens du tout.

(Un peu avant, j’avais franchi quatre fois les Alpes par quatre cols différents. Je me suis toujours arrêté au sommet.)

C’est ce que je me suis dit, ce que je me dis chaque fois que je suis « en haut ». Que nous ne sommes rien, rien du tout. Tellement rien qui parfois suffoque : dans le Diois, avec Luc, dans les éboulis de la montagne de Toussière, je n’ai pas pu continuer : vertige. Sur le Ventoux, avec Jean-Pierre, pour aller du Serein vers la grave de la Faouletière, je n’ai pas pu continuer : vertige. Bien sûr je n’aime pas cette sensation de vertige qui empêche d’avancer, mais je suis tout de même excité par le renversement de la personne, par l’anéantissement de la conscience que procure le vertige.

Je suis souvent sur des sommets, jamais très loin du vide, pour le travail, et je me dis que c’est incroyable d’être là, d’y être précisément à ce moment-là, et pour le travail, tandis que d’autres n’y sont pas — ont plein d’autres choses à faire, et moi je respire le grand air et je surplombe toutes sortes de rapaces, et de forêts pleine de bêtes sauvages, et même parfois divers objets volants, du planeur à l’avion à réaction. Et je regarde de petites fleurs, parfois de maigres annuelles qui, elles, n’ont pas le vertige — mais sont parvenues jusqu’ici.

Ces plantes des sommets qui ne vivent que là, la trinie glauque, l’arabette des montagnes, la lavande fine... Comme il y a des êtres inféodés aux cavernes, aux roches ou aux fraîches et profondes vallées, et qui se contrefichent qu’il puisse exister des lieux lumineux ou secs, d’autres le sont aux sommets remplis de soleils mais aussi de vents et de froid, et ils se contrefichent des fins fonds qu’ils ne côtoieront jamais. Nous qui sommes les êtres du milieu, et avons l’ambition d’être les hommes des extrêmes compris, nous sommes fascinés à la fois par ces êtres orophiles (ces plantes, mais aussi beaucoup de mollusques et d’insectes, certains ongulés, la plupart des rapaces, d’autres oiseaux, d’autres animaux des hauteurs) et par ces êtres stygobies (d’autres plantes, mais aussi des amphibiens étranges, aveugles et sans pigments, des crustacés translucides et microscopiques, beaucoup de mollusques et d’insectes).

Comme nous fûmes fascinées par les abysses, nous le fûmes des cordillères. Nous sentons bien que nous n’en sommes pas, que nous n’y sommes pas les bienvenus et ne nous y sentirons pas à l’aise. Nous ne faisons que traverser, un peu comme les banquises et les déserts. Les extrêmes nous échappent, malgré notre ambition de tout contrôler, connaître et gérer.

Pour moi dans ce territoire, le sommet est l’une de ces terrae incognitae. Il n’y a là rien d’évident ; grimper. Il n’y a là rien de facile ; gravir. Puis se tenir au-dessus du monde ; on reconnaît un patelin, qui semble aussi coquet que ridicule : crèches. On ne reconnaît pas les bords du pays, qui s’enfoncent profondément ou s’élèvent brusquement, et loin, vers d’autres pays : Lozère à l’ouest, Alpes à l’est ; monts de Vaucluse et au-delà au sud ; Diois et Vercors au nord.

(Les Alpes : celles-ci englobent finalement tout le reste ici. Pour nous autres du sud-est — enfin je pense, j’ose espérer — les Alpes, sont le modèle ultime de la montagne, comme la Méditerranée est le modèle ultime de la mer. Les autres, tous les autres, se plient à elles deux (un péquin des Pyrénées, un type de Bretagne me dira la même chose de son pays, non ? N’est-ce pas ça le territoire — et l’identité ?).

Les Alpes-Maritimes, qui associent les deux, sont le cœur de toute notre culture — aussi absurde que cela puisse paraître vu ce qui en a été fait.

C’est au Saut des Français (Duranus [1]) que se nouent toutes les Alpes. C’est la Vésubie qui nourrit toutes les sources.)

Grimper : rien d’évident ; gravir : rien d’aisé. Rien ne pousse, rien n’indique à le faire. On le fait pourtant. Et quand on l’a fait, nous autres êtres incomplets, incomplets parce que déséquilibrés, déséquilibrés parce que craintifs, craintifs parce que nous avons appris ce qu’est la mort, il nous semble avoir réussi quelque chose — ou, une fois n’est pas coutume, pas raté quelque chose, pas perdu sa journée.





2. Liste des sommets

Montagnes isolées en bord de Rhône Ce sont de petites montagnes, qu’on aurait tort de considérer des résidus des Alpes ou des Préalpes. Premiers contreforts plutôt. Autour de Montélimar, elles sont couvertes d’une dense chênaie verte. Et à juste titre. Elles sont méconnues, on n’y va jamais. On devrait.

La Montagne, Gibaude, Chante-Duc, Ventebrin, Ruas
Serre-Rond, Plateau de Gery, Le Navon, Notre-Dame de Montchamp, Défilé de Donzère, Roucoule, Les Couriasses, Moulon

(Fausse plaine de) Tricastin Tricastin semble tout plat, et c’est une nouvelle erreur de jugement. Celui qui y marche le sait, s’en rend vite compte. Il y a plusieurs collines et plateaux remarquables. On s’y perd. On s’y enfonce dans les siècles d’occupations. Lieux magiques, plein de pierres à sacrifices, de bories et de secrets ; nombreuses les âmes en peine qui s’y sont perdues ; on ne devrait jamais sous-estimer les ocres d’une part, les pierres sigillées de l’autre.

Plateau de Saint-Restitut (et ses fameuses caves-cathédrales, mais aussi le village troglodytique de Barry, sur la commune de Bollène)
Montagne Collet, Venterol, Chanabasset, Rouvergue, Plateau de Montjoyer

Synclinal de Dieulefit (montagnes du Jabron)
C’est la forme particulière des montagnes autour de Dieulefit, en collier plutôt qu’en tenaille, qui fait tout son charme. Les sommets s’enchaînent harmonieusement comme les grains d’un chapelet. Toutes couvertes de forêts, toutes arrondies par le temps, elles sont oui améthyste et écrin, parfois un peu trop écran au monde réel. Et puis ce ne sont pas de grosses baleines, mais des sommets pointus, isolés, chacune individuée.

Montagne du Poët, Serre-Gros, Rachas, Dieu-Grâce, Saint Maurice, Ventes, Montmirail, Roc, Doublèze, Ruy, Bec de Jus, Chauvac

Plateaux vers Bourdeaux (montagnes du Roubion) Les Trois Becs du massif préalpin et très géologique appelé Forêt de Saou (un autre synclinal perché, modèle celui-ci) annonces d’autres sommets qui font la transition entre Diois et Baronnies.

Couspeau, Pénatier, Serre de la Jarille, Serre des Plaines, La Servelle, Angèle

Lance-Miélandre Un ensemble complexe de sommets, percés de nombreux ruisseaux, mais avec deux points cardinaux comme les jambes d’un colosse : la baleine Lance, le phare Miélandre. Entre et autour d’elles, des dizaines de petits monts, aussi vierges que vertigineux. Lance, et tout son petit monde amassé autour (il y a le sommet, comme une dent, et une bordure-gencive, extrêmement fidèle comme peut l’être une gencive pour une dent).

Brujas, Château de Condourdet, Château Buis, Grand Ubac, Salavour, Serre de la Commune, Moutas, Oulle, Courbiou, Cougoir, Roubiouse, Reyssas, Teste d’Asclet, Vautour, Miélandre, Serre-Piégu, Serre des Francs, le Merlu

Montagnes de Nyons et Buis Encore un peu de calcaire, avant les safres de Vaucluse au sud, ou le plain-pied alpin de l’est. Les mêmes, mais sans synclinal, éparpillées ça et là.

Sigala, Plombard, Gros-Mourre, Autuche, Pétieux, Les Plates, Garde-Grosse, Montlaud, Linceul, Chevalet, Saint-Julien, Bluye, Nible, Gravas, Serrière

Infinies Baronnies On n’en finit jamais : il y a bien des vallées (Eygues et Ennuyé, puis Ouvèze, puis Méouge, enfin Buëch), mais l’ensemble est bien structuré et les sommets sont unanimes et se revendiquent baronniards sans distinction de taille, d’âge ou de cadastre.

Les Aiguilles, Gravières, Raton, L’Archier, Maraysse, Chauvet, Bonnet Rouge, Bouisse, Risou, Coustouran, Serre de l’Homme, Serre de Facon, Grèle, Grimangne, Clavelière, Arsuc, Tuen, Pierre Vesce, Crête de Juanard, Le Suillet, Chabre, Herc, Chamouse, Lirette, Payets, Croc, Vanige, Pied du Mulet, Gare, Chamouse [2]

Lure-Ventoux La bordure inférieure. Pas grand chose à en dire qui n’ait été dit — sauf qu’on réduit souvent Lure, qui n’en demeure pas moins un culminant de renom (un peu comme un Giono sans divertissement). Et puis Ventoux, depuis Pétrarque entré dans la littérature — et durablement. Les pavots du Groënland de ses pierriers sommitaux, qu’accompagnent d’autres raretés comme la campanule des Alpes, la linaire des Alpes, et les nombreuses espèces de saxifrages, méritent à elles seules qu’on assassine un à un les cyclistes, motards, voitouriste, caravanopathes et sportistes en tous genres qui viennent polluer de leurs produits chimiques ou manufacturés ses pentes.

Lure, Albion, Serein, Ventoux, qui domine toutes les autres.


(image : http://www.reseau.eaufrance.fr + IGN)
Benoît Vincent


Benoît Vincent est botaniste et auteur. En 2012, il publie Genove, villes épuisées, né de séjours prolongés dans la ville de Gênes en Italie. Il est membre actif du Général Instin et coanime la revue en ligne Hors-Sol. Son site :www.amboilati.org.

Benoit Vincent sur remue.net

15 février 2016
T T+

[11. Sans mauvais jeu de mot.

[2En plein milieu du sommet, une faille.
Rouler se soulever se relever et finir en faille.
Des pelouses, une hêtraie, des herbes rares, des sabots de Vénus, des androsaces de Chaix, et finir en faille)