Blue Riband au maître-mât du Saint-Georges
Balises au néant, rubettes et rubans : des œuvres, des pratiques d’artistes balisées de rubans dans une topologie d’assemblages et de relations entre matériaux, formes, supports et significations pour une expérience du regard toujours à refaire.
Telle que je regarde cette photographie intitulée “Traitor” par l’artiste américain
Dennis Adams [
exposition “Airborne”] qui l’a faite en 2002 en errant sous un ciel newyorkais après le 11 septembre, telle que je l’entends plutôt avec son petit bruit d’embrun, telle une chose étincelante et délavée tant le bleu [du ciel] qui fait fond fait d’elle une moucheture sidérale sans dimension, telle miroite cette image aéroportée à la manière d’un Blue Riband au maître-mât du Saint-Georges.
Cela n’a rien à voir avec un débris résultant des rapports marchands de la production capitaliste, avec un rebut d’une exploitation chaque jour renforcée des populations pauvres par les populations riches, cela n’a rien à voir avec un sac en plastique flottant au dessus d’une ville, cette histoire de “présents du ciel” a déjà été racontée in the seventies in a groundbreaking article written by Paul Virilio « Tombes transparentes, bombes dont l’apparence signale l’impact, non-lieu où l’on se recueille pour oublier et non se souvenir, l’essentiel est ici l’absence et non la matière. » [1] , cela n’a rien à voir avec la chute d’un corps qui tombe pour l’éternité dans l’espace, cela n’a rien à faire non plus avec le point de vue documenté d’un “ciné-oeil” sûreté de la mise en scène, habileté des éclairages, science parfaite des associations visuelles et idéologiques, logique solide du rêve, admirable confrontation du subconscient et du rationnel, sous l’angle sujet social des images précises, courageuses et révoltées,
ce n’est pas davantage le moment précis où dans un
film « l’image abandonne sa réalité profonde et sollicite le prolongement poétique de la musique », c’est tout simplement un signe, un signe d’un système de signes,
–le système de signes qui est notre moyen d’expression ne se fait pas seulement, par le truchement de la grande presse écrite ou orale, l’outil des propagandes les plus crétinisantes mais, en imposant ses structures, influe sur tout ce que nous pensons, disons ou écrivons, menés à peu près comme en laisse par cela que chacun pouvait prendre pour une arme lui permettant de s’affirmer personnellement, au mépris de toute contrainte venue de l’extérieur.
[2]
Biffures (liar liar)
En été, début des années 1930,
Georges et Michel (s’) écrivent chacun de leur côté leur combat contre le dragon.
La lettre du premier, Paris (capitale de la France) :
Mon cher Michel, Je ne t’ai pas écrit non par négligence mais probablement parce que j’ai beaucoup trop d’amitié pour toi pour ne pas être sensible à beaucoup de choses. En tout cas je ne me serais pas décidé à t’écrire des platitudes ou des choses désagréables. Je pars pour la campagne vraiment très dégoûté d’une vie qui n’est malheureusement pas différente de celle que tu menais ici. J’ai vu hier soir des danses nègres à l’Exposition, des danseurs introduits sur une estrade comme des vaches dans un wagon. Mais je ne crois pas que l’impossibilité de certaines choses aurait pu être plus frappante pour moi que là pour ce qui sépare les nègres et les blancs invités du musée du Trocadéro. Je ne vois pas un instant ce que pourrait signifier une agitation quelconque si elle ne m’exclut pas d’une façon très catégorique de toutes ces tristes existences. Crois à toute mon amitié. Georges [3]
La lettre du deuxième, Kita (Soudan français) :
Cher Georges, Ta lettre m’arrive ce matin. Les nègres et les blancs ont au moins ce point commun : ils mènent tous de tristes existences. Et je ne vois pas ce que peut signifier une quelconque agitation, en dehors du plaisir même de cette agitation. Je suis parti très dégoûté et je reste très dégoûté, car on ne voyage vraiment que tout seul. Mais tout me paraît préférable à la vie que n’importe lequel d’entre nous est forcé de mener en ce moment en France. Crois à toute mon amitié - malgré ce " beaucoup de choses " auquel tu me dis avoir été sensible - et sois certain qu’il n’y a pas d’autre mobile à toutes mes actions qu’une lutte terrible contre l’ennui. Par la méthode de Gribouille, d’ailleurs, comme, par exemple, quand je remplace un spleen d’esthète citadin par le cafard colonial ? Je vous remercie Sylvia et toi d’avoir été gentils avec Zette après mon départ, ainsi qu’elle me l’a écrit : l’affection qu’on lui témoigne est ce qui me touche le plus en ce moment. D’ici quelque vingt ans nous serons sans doute tous les deux définitivement crevés. Je te la souhaite bonne et heureuse ! Michel [4]
Quelques soixante et onze ans après tous les deux ne sont toujours pas définitivement crevés. Ils sont morts, mais ils s’obstinent et inépuisables continuent à lutter, chacun à leur manière contre le dragon, [il “suffit” pour voir le combat de lire leurs livres].
Il était une fois, « formule traditionnelle évoquant des temps en marge de l’histoire » [5], la répétition du mot anglais qui signifie “menteur” fait le gros titre de la première d’un journal aérien inscrit sur un sinistre ciel : « liar liar ».
En ce cas particulier, par delà l’étendue du ciel blessé par un convoi d’avions sauvages, en ce point déterminé de l’espace et du temps, dans une brume historique d’idées confuses, bien loin de maugréer contre le sort, l’artiste regarde, sans en être gêné, le hasard qui l’a placé là : il ne cherche pas à « régler des questions politiques, mais à en clarifier le sens historique à travers une sorte de cartographie de la mémoire visuelle. » [6]
Pour Dennis Adams, artiste qui a beaucoup travaillé avec le mobilier urbain pour support, les images dans les villes opèrent comme les signes d’une mémoire collective. Quand sous la pression d’une énorme explosion, les journaux, les affiches, les choses des médias s’éparpillent dans le ciel comme autant d’escarbilles, l’objectif photographique se lève du point fermé d’un travailleur révolté et se perd dans l’horizon d’attente de l’utopie à jamais reconduite d’un monde juste et meilleur.
En hiver, début des années 1930, bords de Seine : Extérieur jour.
Plan de demi-ensemble en légère plongée (depuis le quai) de la poupe d’une péniche. En bas et à gauche du cadre on voit des roseaux. Le nom de la péniche est l’Atalante. Une autre péniche entre dans le cadre par la droite, à l’arrière-plan. Elle avance rapidement.
À partir de là, Jean Vigo exprime sa révolte. Il était une fois, passerelle vivement abaissée pour le passage d’un couple de jeunes mariés, Jean, un marinier, patron d’un chaland à moteur et Juliette, une fille de la campagne... Une histoire qui n’aurait rien de subversif, rien d’inhumain si notre propre humanité, “le constamment humain” qu’Élie Faure (l’un des premiers à en faire l’ éloge ) a vu, n’y était décrite par un artiste.
Le fils de l’anarchiste Miguel Almereyda (Eugène Bonaventure de Vigo) [7]
“suicidé” en prison par l’ordre social, savait libérer toutes sortes de poésies du plus sombre cachot et faire d’un film un chef d’œuvre du cinéma.
Aucun autre que lui n’aura révélé autant d’amour contenu dans un INSTANT ! Car ce qui fait la force de Jean Vigo, c’est cette inégalable puissance lyrique qui s’échappe de l’INSTANT : du Plan, si il y avait à filer la métaphore. L’INSTANT ? C’est le Père Jules qui “fait” de la musique avec son doigt, et qui pour une poignée de secondes seulement mais... d’intenses secondes, traverse un rêve ; c’est Jean, le marinier, désespéré, qui cherche sa “Juliette” dans les fonds marins ; c’est cette brume épaisse qui se plaît à séparer les deux amoureux aveugles... temporairement. [8]
Fin d’hiver, année 2006, intérieur nuit, j’entends les cloches du film L’Atalante et la photographie nommée « Liar Liar » se superpose à une lecture de Biffures. Je ne sens pas une chose plutôt qu’une autre, je me sens avertie du fait qu’IL (c’est-à-dire n’importe quoi) était : simple constatation d’une existence où un gosse affairé descend avec une gaucherie hâtive l’escalier d’un ponton et s’attache à une grosse corde pour traîner avec effort une lourde embarcation. Située dans un passé pas même référé, ce n’aurait été que grisaille imprécisée, ciel trop neutre pour éveiller l’attention, s’il n’y avait eu une fois.
L’oreille la plus sourde voit toujours un peu du monde qui l’entoure quand elle entend les cloches à la volée. Une cloche n’a pas besoin d’être à l’esprit pour se mouvoir.
On entend une cloche sans discontinuer.
Même bruit de cloche.
Bruit de la cloche.
On entend la cloche beaucoup plus fort.
La cloche continue à tinter.
Musique diégétique.
Les accordéonistes jouent le chant des mariniers.
On entend leur musique mais parfois off.
La cloche continue à tinter.
Musique de l’accordéon diégétique
mais off sauf à la fin quand les accordéonistes entrent dans le cadre.
On entend un tintement de cloche.
Accordéon, chant des mariniers off.
On entend toujours le tintement de la cloche.
La musique des accordéonistes est remplacée par une musique d’orchestre extra-diégétique avec un accordéon.
On entend encore un tintement lointain de cloche.
Même musique.
On n’entend pas la cloche.
Quand le seau tombe le son de l’accordéon s’interrompt.
On entend encore le bruit des cloches...
Qui est la personne « who has lied or who lies repeatedly” ? Et si c’était une cloche cloche qui mentait, une cloche qui ne couvre, pas plus qu’une biffure un mot, le bruit de moteur d’un chaland qui passe. Les mots mentent, les imagent mentent et les artistes mentent
avec artifice parce que ce qui est artificiel est fait avec art.
Sur fond lointain d’histoire tragique est photographié un journal replié qui, oiseau blessé, bât de l’aile. Sur fond lointain d’histoire tragique est filmée la vie vivante d’une péniche par un réalisateur de 28 ans qui va bientôt mourir. Sur fond lointain d’histoire tragique, un gris pluvieux comme pouvait l’être le ciel ce jour là après les explosions, Michel Leiris passe sa vie à écrire la non-identité du signe avec la présence de la chose qu’il signifie. Nulle sorte de journal ne peut être identifiable avec une présence et l’autobiographie n’a de sens qu’étroitement liée à l’expérience intime du langage :
Fourbis (patriot)
au départ de cette Blue Riband Course il y a la séquence sous-marine d’un film de Jean Vigo, une photographie de Dennis Adams : Patriot, un Bonnet Rouge [9] lancé dans un ciel anarchiste et la part d’ombre de l’eau obscure des yeux de Michel Leiris : « bruns, avec le bord des paupières habituellement enflammé » [10].
Fourbis, des choses dans un grand désordre qui conduisent à la mort et pourtant une expérience amoureuse rehaussée au rang d’un mythe. L’étreinte aquatique apparaît comme un geste d’amour irrévocablement accompli. C’est de ce point de vue, à la fois différé et définitif, que s’identifie le jetté battu de la chose rouge qui prend appui sur un ciel lourd de conséquences.
Qu’il s’agisse d’un poème, d’un journal ou d’un événement historique, l’espace du désir, air et eau, se peuple de la familière absence de la femme qui se confond littéralement avec le fond. L’étendue féminine du bleu du ciel ou des profondeurs diaphanes du fleuve exprime la hantise de la mort, qu’en l’absence d’une femme réelle, c’est-à-dire limitée aux modestes proportions d’un corps humain, rien ne peut entraver. [11]
Mais Juliette est partie et le phonographe ne marche pas. Sur L’Atalante désertée par le bonheur, le père Jules fait son possible pour distraire Jean. Mais Jules est [presque] à bout de ressources. Pourtant, il a placé son doigt comme une aiguille en saphir dessus un disque et une musique d’accordéon s’est élevée. Un événement [presque] aussi extraordinaire que de faire fonctionner un disque avec un doigt s’en suivit : le phonographe est remonté, il joue une valse de Jaubert. C’est [presque] un miracle, nevertheless « le patron s’est foutu à l’eau ».
Jean nage en profondeur à la recherche de Juliette. L’image de la femme aimée lui apparaît toute blanche en robe de mariée. Tendrement enveloppés d’eau et de valse, les mouvements des deux corps amants se surimpressionnent tantôt féerie, tantôt angoisse. L’eau hérissonne les cheveux de l’amant et lui donne l’expression ravagée du Desdichado. Mais seule l’ombre est ténébreuse et seule l’ombre se noya : l’ombre et la femme sous-marine avaient mêlé leurs bras. Face à l’ombre flottante de la vie qui imite une agonie, ainsi émerge la vérité de l’amour : Jean finit par sortir de l’eau.
Le poète, l’artiste, le cinéaste sentent qu’une vérité dégagée directement du cortège étrange formé de deux hommes suivant sur un pont de péniche un garçon portant un phonographe marque tout moment décisif comme moment insaisissable. Pourtant un pâle sourire a été saisi sur la bouche de l’inconsolé. (Fourbis est aussi un livre autour de l’amitié et de l’impossibilité de la dire.) Il n’y a aucun doute maintenant, la machine à musique réveille l’inconditionnel désir de voir revenir Juliette (Et l’histoire vécue de Michel Leiris avec Khadidja est une vraie histoire d’amour).
Pièce de la collection du “cabinet de curiosités” du père Jules, le phonographe a bien joué son rôle de sémiophore et peut être rangé parmi le fourbi d’un décor surchargé d’objets hétéroclites : chapeau de paille, masques, statuettes, grand coquillage, accordéon, moulinette à sons, marionnette (chef d’orchestre) de carrousel à musique, réveille-matin, gris gris, carillon, éventail peint à la main, épuisette, corne de rhinocéros ou dent d’éléphant, navaja rustique, tableau japonais représentant une femme allongée, guillotine miniature, raquette, photographie encadrée de jeune homme torse nu, mains coupées conservées dans un bocal :
– JULIETTE. C’est vous ça ?
– LE PERE JULES (off). Oh non ! Ca c’est mon... Un ami qui est mort il y a trois ans.
Juliette se tourne vers l’intérieur du placard et voit le bocal et les mains. Son visage montre son horreur et son étonnement.
– JULIETTE. Qu’est-ce que c’est çà ?
– LE PERE JULES (off). C’est ses mains, c’est ce qui me reste.
Ce qui reste quand il ne reste rien. Il reste les mots pour le dire et il reste aussi une pièce de tissu rouge dans la vitrine du père Jules, un bonnet ou un drapeau que Jean Vigo n’a pas filmé. C’est Dennis Adams qui l’a photographié dans le ciel d’apocalypse comme un cœur sanglant, comme la marque de sévices injustement infligés à nos yeux, comme l’image d’un remords (au demeurant très incertainement fondé), ou comme celle d’un regret issu d’un état de désarroi et de dénuement politique.
De cette photographie, allusion humoreuse à la lutte des classes, André Masson, “le mentor”, aurait dit d’un trait de crayon que les instruments de la plongée dans le chaos sont des êtres incomplets et transitoires qui ne peuvent pas durer, mais sont à même simplement de se reproduire avec les fourbis du temps, à l’intérieur d’une parenthèse qui se développe sur trois pages : Toute chose en tombant entraîne avec soi son petit CUM. Flottant au cœur d’une nuée d’encre indélébile, Patriot croyait-il encore que le tissu rouge qui avait donné l’espoir serait un jour déposé dans un coin de cercueil pour illuminer les ténèbres ?
Fibrilles (payback)
Le matériau documentaire dont Payback fait état ici, ou plus exactement le statut idéologique du document photographique qui fait œuvre en “remboursement” d’une incompréhension collective, n’atteste pas seulement de l’existence d’un événement politique, mais rend compte aussi du rôle que le monde social a voulu lui faire jouer dans un passé, un présent et un futur plus ou moins proches.
« Et l’on ne peut s’empêcher ici de penser à Walter Benjamin, l’un des auteurs de référence de Dennis Adams, et à la célèbre formule dans ses Thèses sur la philosophie de l’histoire, affirmant : “Il n’est aucun document de culture qui ne soit aussi document de barbarie.” »
[12]
C’est avec la survenue tragique du Temps retrouvé que le mot “document”, du latin documentum « qui sert à instruire » fait la photographie peu à peu redevenue réellement visible, c’est-à-dire qu’elle se met à dégager une chose de signification visible : un élément discernable en tant que signe. L’histoire reste toujours à construire et le signe, comme on le sait, est arbitraire.
L’artiste Dennis Adams ne photographie pas le ciel de façon systématique comme le photographe Alfred Stieglitz l’avait fait en son temps avec la série “Equivalent”, il fait des “images malgré tout” [13].
S’il ne faut pas croire à "l’image" comme preuve, il faut s’éprendre d’elle, ne serait-ce que parce qu’elle est sous nos yeux le manque même. L’impensable qu’il s’agit justement de penser.
Ce à quoi cette vision aboutit ce n’est pas à une chose vue par l’artiste mais à ce qu’il lui a semblé voir,
l’impression que lui a fait ce ciel : la nuée recouvrait ses désirs et sa volonté, il ne voyait rien, aucune forme objective, aucun fond délimité, mais entre l’absence de forme et de fond il fabriquait un “appareil” de fibres, filaments et fibrilles : un “néant positif”, un ruban, “Ruban au cou d’Olympia, les lignes que j’écris noir sur blanc”.
Dennis se leva de terre, et les yeux ouvert il ne voyait rien [14]. Alors se produit une sorte de métamorphose, de transsubstantiation d’une chose en chose de l’art.
Tressé de fibrilles et de langages le Blue Ruban ici n’a de bleu que la partie la plus haute de l’image, le reste est de nuage et de cette chose sans caractères visuels connus, un point d’impossible qui est le point de départ de la pensée, une “pure forme” expression extérieure du contenu intérieur (Kandinsky), un monolithe ou un parallélépipède, Odyssée de l’espace, un peu d’espace perdu au milieu d’un espace.
Aujourd’hui, les Lumières du temps partent aussi en fumée et Thierry Kuntzel libère les couleurs une à une en les emmêlant indéfiniment : la référence et le nom de ce qui a disparu n’a pas d’image dans un agglomérat de fibrilles.
L’énonçable continue d’être blessé par l’indicible (Michel de Certeau), l’absence veille sur le langage (Christophe Bident), l’environnement quasi totalitaire et répressif de la communication réduit le monde à son obscénité économique (Jean-Marie Barnaud), “nevertheless” ce qui reste encore de possibilité d’échanges humains est au cœur de l’œuvre de Dennis Adams, ce qui reste d’amour entre deux êtres qui d’emblée se déchirent perdure au fond de cale de l’Atalante, ce qui reste d’un tissage complexe entre l’amour, la mort, l’art et la politique découvre une conclusion impossible : les temps de la désillusion sont Fibrilles
L’idée du suicide me hantait depuis longtemps, il est superflu que j’y revienne, si ce n’est pour dire que son emprise s’était accrue depuis que, n’ayant plus ma foi du charbonnier en la valeur humaine de ce qu’on nomme la « construction socialiste », je me voyais non seulement privé d’une manière de religion mais atteint jusque dans l’activité à laquelle je m’adonne avec le plus de constance, puisque, faute désormais d’une lueur même lointaine et intermittente pour me guider, je m’enliserais définitivement dans le bourbier de mon livre.
[...]
Dans de telles conditions je risquais fort, à vouloir coûte que coûte terminer mon ouvrage, de décevoir ceux qui m’avaient jusque-là suivi attentivement et dont les signes de sympathie m’avaient prouvé qu’on peut, sans se leurrer, croire à une communication. Avec ma femme, l’existence paraissait vouée à dégénérer peu à peu en une danse de mort puisque, préférant l’hypocrisie à la séparation mais incapable de trahir dans une exquisité qui incite au pardon, je me discréditerais tellement à ses yeux et deviendrais si invivable qu’elle finirait par me mépriser et me haïr. [15]
– Mais non Michel, Juliette revient : entends déjà le frêle bruit de ses pas sur la passerelle !
Frêle bruit (enough)
Bifurcation mythologique, le défaut de la ligne droite est partout dans La Règle du Jeu : Atalante grâce à Artémis ( Le nom d’Atalante a peut-être frappé ton oreille. Elle surpassait à la course les hommes les plus légers. [16] ) est douée de courir vite et le frêle bruit de sa course ne résonne pas sur la veule, pas même quand elle heurte le bollard.
[17]
Intérieur jour. Plan américain de Juliette, debout dans la cabine à droite du cadre. Jean entre dans le cadre par la droite et avance vers elle. Ils restent silencieux mais se regardent intensément. Juliette pose sa petite mallette et avance. Jean recule (travelling arrière). Juliette se prépare à s’élancer. Jean lui tend les bras. Elle se jette sur lui et l’embrasse. Ils percutent une table et tombent enlacés sur le sol (panoramique descendant). Ils roulent par terre en s’embrassant. Panoramique droite gauche. Le visage de Juliette s’illumine de bonheur. [18]
« Vous avez de beaux cheveux », avait dit à Juliette le père Jules. Les beaux cheveux sont épars sous la table et le ruban bleu de petite fille qui les attachait est hors champ. L’Atalante est aussi un grand film du désir et la séquence du “double coucher” [19] un grand moment d’étreinte comme un Nénuphar Blanc, Séparés, on est ensemble : je m’immisce à de sa confuse intimité, dans ce suspens sur l’eau où mon songe attarde l’indécise, mieux que visite, suivie d’autres, l’autorisera.
Les corps n’ont pas besoin d’être filmés ensemble, dans un même cadre, pour être rapprochés.
« Le langage cinématographique a le pouvoir de rapprocher deux corps séparés dans l’espace -ou dans le temps- par un montage parallèle alterné ou par une surimpression, ou encore, grâce au numérique, s’ajoute à ces procédés la possibilité de l’incrustation » [20]. Juliette et Jean, chacun solitaire dans leur chambre, séparés se caressent. Ils semblent comme ensemble, grâce au montage alterné et à la surimpression d’un rideau à pois. Marcel Proust a écrit une même tension érotique de part et d’autre d’un mur de salle de bain dans La Prisonnière et Chantal Akerman en a fait un plan inoubliable dans La Captive.
La poésie est la boussole de La Règle du Jeu, de l’Atalante et du Georges dont le maître-mat n’est glorieux que de porter le signe non d’un triomphe, mais d’une conquête sur soi-même. Être “le premier” n’a aucun sens pour un saint dont le seul but est d’arracher la princesse à la gueule du Dragon. Georges, Dragon, Michel, Jean, Juliette, Atalante, Olympia, Airborne, Blue-Riban... noms agissants, qui, en les déplaçant, donnent vie à des figures plus qu’ils ne les baptisent : un film où des morceaux de réalité noués ensemble font une sorte de conte de fées moderne, des photographies où le sens est laissé en suspens, des livres qui poussent l’écriture jusqu’à dépouiller le détail de ses infimes possibilités de sens.
« Enough » est le signe infime du Blue Riband : assez de vains combats, assez de luttes inégales, assez de fausses batailles, assez de piètres engagements ! Vivre poétiquement, tel est le but de “la course” : apprendre à regarder les berges du canal, les paysages de banlieues, les collections de broutilles, de choses gardées quand même non parce que “ça peut toujours servir”, mais simplement parce que “on les aime”, ou plus encore parce que “elles sont là” les phrases banales qui s’échangent sur les écoutilles, les sillages et les reflets dans l’eau d’une valse quand on voit le chaland qui passe, les répétitions bafouillées du père Jules : ... trouvé ça à Caracas. Pendant la révolution. Dix-huit cent... nonante... bof...Y a rien que de belles pièces...Ah ! Les tatouages ! C’est des tatouages...Oh ben ! Vous êtes trop gentille...Je suis pas tant habitué à des douceurs...
Des phrases banales, quelconques, ordinaires et partagées, des choses communes, qui se trouvent chargées d’un pouvoir émotionnel incompréhensible. L’eau, le fleuve, la fluidité, Atalante par antiphrase, se laisser flotter lentement, lentement, lentement... regarder dans le plus profond du fleuve et, par l’effet de la surimpression, comme Jean, retrouver l’ombre aimée qui remue, le frêle bruit, dissonances en noir et blanc du “graphophone”.
Plus les poètes et les artistes vieillissent en purs amateurs du son et de la figure des mots, plus leur “travail” devient pour eux un besoin irrésistible. Pour Jean Vigo aussi, c’était irrésistible, ça pressait et pourtant il n’était pas vieux. Il n’avait pas de temps à perdre, il le savait, d’ailleurs il est mort avant la fin du montage définitif du film. Ce n’est pas le plus grave, il savait aussi que tout montage est une écriture et en cela interminable.
Le procédé favori de Michel Leiris aussi consiste à écrire par associations d’idées. Constamment réceptif aux résonances, Frêle bruit mêle des souvenirs proches et des notes autobiographiques lointaines, des traits intimes et des fragments d’histoire collective, des fantasmes et une volonté d’engagement dans la lutte contre les iniquités sociales.
Quand les blancs, à leur tour, passeront pour de grands enfants,
Quand les patrons appartiendront à l’histoire comme pour nous les pharaons.
Quand la femme - sur quel dessus de cheminée ? - ne sera plus
que le pendant de l’homme.
Quand les flics exerceront le métier le plus noble.
Quand les soldats seront devenus des figurants pour pièces à grand
spectacle.
Quand les curés devront se contenter de n’être que des croquemorts.
Quand les fous seront des bouffons adulés par des peuples entiers de rois.
Quand les bandits feront figure d’incorrigibles espiègles.
Quand ouvriers et paysans ne s’échineront que pour le sport.
Quand les putains seront des saintes, consolatrices des solitaires.
Quand la mort ne sera pas un drame pire que la naissance.
Quand ceux que, jusqu’à présent, l’on appelait “poètes” seront dits
“euthanasistes à long terme”.
Quand chacun parlera selon son propre dictionnaire, en étant
sûr d’être entendu.
Quand s’accoupler pour procréer sera le comble du vice.
Quand l’amour se fera n’importe où excepté dans un lit.
Quand les réclames ne feront plus qu’attiser les désirs sans propo
ser la moindre marchandise.
Quand la rose des vents remplacera l’étoile rouge comme la faucille
et le marteau ont remplacé la croix.
[21]
Nos yeux regarderont sur fond de ciel bleu « ENOUGH » qui advient.
Si, à chaque instant, je sais ce que veux dire l’assemblage, j’ignore ce qu’il indiquera quand brusquement il se figera, sort que ma main n’aura pas dessiné, à moins que de moi-même -croyant la partie conclue ou pensant que, match sans décision possible, elle doir rester en suspens - je n’ai bloqué le jeu.
[22]
[1] Paul Virilio, L’art funéraire de la machine de guerre, revue Traverses N°12, « Le Reste 2 », 1978, p. 80
[2] Michel Leiris, Le ruban au cou d’Olympia, Gallimard, p.238
[3] Lettres choisies Georges Bataille - Michel Leiris, Échanges et correspondances, Éditions Gallimard, "Les inédits de Doucet", 2004
[4] Lettres choisies ib. Georges Bataille - Michel Leiris,
[5] Michel Leiris, Biffures, Gallimard, 1948, 1975, p. 139
[6] Jacinto Lageira, Les documents du spectacle social
[7] note bibliographique :
P.E. Salès Gomès, Jean Vigo, Seuil, 1957
Luce Vigo, Jean Vigo, Une vie engagée dans le cinéma, Cahiers du cinéma, Les petits cahiers/CNDP, 2002
[9] En 1913, Miguel Almereyda, le père de Jean Vigo, crée le journal Le Bonnet rouge. (Voir le site du CIRA)
[10] Michel Leiris, L’âge d’homme, Gallimard, 1939, Folio, p.25
[11] En référence à "La part de l’ombre", article de Maria Watroba, publié dans la revue Europe, N°847-848, nov-dec 1999, consacrée à Michel Leiris ; p.53.
[12] Jacinto Lageira, voir note 6
[13] selon le titre du livre de
Georges Didi-Huberman.
[14] à partir de Surrexit autem Paulus de terra apertisque oculis nihil videbat , Sermon 71, Maître Eckhart, Du Détachement et autres textes, Rivages poche/ Petite bibliothèque, pages 87 à 101
[15] Michel Leiris, Fibrilles (La Règle du jeu, III ), Gallimard, 1966, p.94 et p.95
[16] Ovide, Métamorphoses, Atalante et Hippomène, X, 560-739
[17] “Veule” : Pont de la péniche (à l’avant et à coté des bollards arrières.
“Bollard” : Bitte d’amarrage d’un quai, d’une écluse ou d’un bateau.
[18] Découpage du film. 495 1h 22mn 17s (37s)
[20] Luce Vigo, Jean Vigo, une vie engagée dans le cinéma, note 7
[21] Michel Leiris, Frêle bruit, Gallimard, 1976, p.245
[22] Michel Leiris, Frêle bruit, ib. p.7