Casse-cou, homme-tronc, Poulet-Malassis



Chapitre 4 : dans lequel on parle des débuts mouvementés de la télévision, et du mutisme de certaines épiphanies




Portrait de présentateur aux doigts croisés (détail)




Les présentateurs du journal télévisé ? il nous en reste des souvenirs d’hommes-troncs, par dizaines, au cours de dizaines d’années, hommes cadrés au nombril et affichant pendant des décennies toutes variétés de cravates, de toutes les couleurs (mises bout à bout, ces milliers de cravates pourraient nous conduire d’ici à la Lune, comme si on en avait l’utilité – on cheminerait à la manière d’un funambule le long d’un chemin étroit, appréciant au passage bien des motifs, à pois, à rayures). Mais le journal télévisé, dès le commencement, a voulu être acrobatique : il a eu dans sa jeunesse des velléités de casse-cou.





Aussi loin que remontent les archives, la première trace de journal télévisé (1949) est celle d’un tout jeune Pierre Sabbagh, qui s’embarque, lui et sa caméra, dans un ballon dirigeable (plus ou moins dirigeable) : il n’hésite pas à se faire secouer, de plus en plus haut ; on voit un régisseur (ou un pilote) abandonner du lest sur des têtes des téléspectateurs restés au sol ; la télé donne à voir des paysages vus d’en haut, anticipant sur un demi-siècle d’hélicoptère de Tour de France. Puis tout cet appareillage de ballon et de caméra rejoint la terre, assez brusquement, en fonçant dans un arbre, puis en prenant feu : le journal télévisé offrant à ses usagers son premier incendie allumé par lui-même.



Pierre Sabbagh est plus célèbre pour sa pipe




Si vous consultez un jour les archives, vous pourrez voir Sabbagh monter dans la nacelle, faire le saut, inaugurer une télévision homérique ; vous le verrez aussi se casser la figure, mais vous ne l’entendrez pas se plaindre – d’abord, parce que fumer la pipe suppose de souffrir avec laconisme, mais surtout parce que toute cette scène est muette. Les premier temps de la télévision, ô temps pionniers, ô temps de courants d’air et de bidouilleurs prométhéens, imposaient ainsi un divorce entre le son et l’image : d’une part une séquence enregistrée, maintenant archivée – d’autre un commentaire en direct, emporté par le vent, aussitôt disparu.

Voilà pourquoi les archives ne font pas un bruit, du moins certaines d’entre elles (comme aussi une partie de ce qui nous reste des Actualités Françaises, alors diffusées dans les salles de cinéma jusqu’à la généralisation de l’écran de télé individuel). Imaginez des kilomètres de films, des heures au cours desquelles des hommes et des femmes vont et viennent, des secrétaires d’État inaugurent des foires à la brioche, des poètes reçoivent le prix Poulet-Malassis, des cultivateurs d’endives s’essuient le front, et d’autres personnages difficilement identifiables se livrent à des activités obscures – tout cela, dans un noir et blanc parfois instable, et dans un silence de champignonnière. Évidemment, la tentation est grande pour qui passe à portée de ces images de leur ajouter la parole – cette tentation explique, à défaut de justifier, la présence d’un auteur “en résidence” à l’Institut National de l’Audiovisuel.



Pierre Sabbagh à Cognacq Jay, (c) INA, photo : P. Bataillon



17 novembre 2010
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