Cécile Portier | Course à l’échalote
© BIU Santé, Paris
Ça commence, on s’engage, on n’est pas encore tout à fait dans le jeu, mais il y a l’enthousiasme déjà, la conviction, il y a la participation, c’est ça qui est important.
Soudain quelque chose fuse, qui n’était pas prévu.
Enfin si, c’était prévu, mais pas su par tout le monde. (Les règles du jeu ont été transmises en copie cachée).
C’est là qu’il faut des réflexes, savoir quoi faire avec ce quelque chose qui fuse et qu’on n’attendait pas.
L’éviter ?
L’arrêter ?
Le relancer ?
Mais où ?
Décider, faire vite, car l’impératif c’est : pas de temps mort.
Alors on attrape mais là, surprise : ça colle.
Taux de rebond zéro. Impossible de renvoyer la balle. D’ailleurs ce n’est pas une balle. À l’intérieur des paumes c’est tout tapissé d’un sentiment poisseux, impossible à transmettre.
Pour s’en défaire on se met à courir, et c’est inattendu aussi, cette clameur dans les tribunes, ces oh et ces ah qui chevrotent et s’entrecroisent en échos contrariés, impossible de déterminer si c’est surprise émerveillée comme aux feux d’artifice, ou bien huée qui se prépare, ou bien encore frayeur devant un danger au devant duquel on court mais qu’on ne voit pas encore.
On fonce dans la gueule ouverte d’un ring, tapis rouge comme une langue, et au milieu un mur de haine aux épaules huilées, qui ricane. Impasse patente, et patibulaire.
Sous le poids de son haleine on lutte, on ne sait pas ce qu’ailleurs les autres endurent, on n’est pas sûr d’être au pire, les os broyés comme ça, on n’est pas sûr. À voir ce qu’on subit tous les coups sont permis. Pourquoi ne pas avoir l’audace de rendre ? Mais au moment où l’on ose ce timide soufflet : coup de sifflet, carton jaune. L’autre reprend de plus belle à vous cogner la tête contre un poteau, sous les hourras du public. Quand on tombe à terre, une seule chose à faire : varappe. Varappe à l’horizontale, pour fuir d’entre ses cuisses puissantes, avant qu’il ne se remette à taper (Ça passe quand ça casse).
Il n’y a pas de prise et le vertige est grand. Le sol est émeri mais il n’y a pas de prise. On s’écorche de partout à ramper comme ça, surtout les mains, surtout le ventre. On s’écorche à saigner.
Plus besoin d’adversaire, d’ailleurs il nous sourit maintenant, il nous regarde essayer de partir, il dit revenez quand vous voulez ma porte est toujours ouverte. Il n’y a pas de porte. Il y a, seulement, la sempiternelle rhétorique de l’effort, et devant, l’épreuve suivante, trois essais seulement, cracher le plus loin possible sa dénégation. Faut-il viser la pomme ou l’œil juste en dessous ? Et comment viser, les yeux bandés par son propre mouchoir ? Qu’importe si le geste n’est pas sûr, pourvu qu’il soit fort : ce qui compte c’est la performance, la véhémence.
Courtoisie élémentaire du jeu. Alors ça joue. Ça exécute. Bruit de tambour et de mitraillette, tir au pigeon. Le pigeon, où est-il ? Ou est-il le pigeon ? On panique, à ne pas voir comme ça, on panique jusqu’à la détonation, qui nous emporte une aile.
Sur le brancard on a le temps de souffler un moment, de s’adapter au changement. Sur le brancard ce n’est pas soi-même enfin que le bât blesse.
Au vestiaire, mi-temps mitard, ça s’invective, ça rappelle que faut jouer collectif. Il faut sauter les haies, passer le relais. Il faut aller chercher la balle. Il faut apporter de l’eau au moulin. Il faut être synchro, relever le niveau.
Il faut naviguer sans vertige dans les géométries variables, sauter à pieds joints sans se noyer dans les dispositifs caducs. Alors on y va, on se lance, on saute.
On saute cambré, on s’évide le dos pour passer la barre, et en retombant sur le tapis clouté on s’aperçoit que ce qui était demandé, c’était de passer en dessous.
On se met dans les goals et la seule chose qu’on arrive à retenir, c’est la portion congrue.
On se lance, on lance, mais là : coup de sifflet, arrêt du jeu, le javelot devient mou et les tribunes se vident.