Cécile Wajsbrot | « C’est Herta Müller »
Lire la Conférence Nobel prononcée par Herta Müller le 7 décembre 2009.
J’étais à Vienne, dans un café, avec Helmut Peschina, et nous parlions de Joseph Roth, dont il adapte superbement les œuvres pour des fictions radiophoniques ou le théâtre quand il n’écrit pas lui-même. Dehors, l’été d’octobre régnait lorsque nous fûmes interrompus par la sonnerie du téléphone portable. La conversation fut brève et en raccrochant – on ne raccroche pas un portable mais quel mot utiliser ? – il me dit, c’est Herta Müller. Sur le moment, je ne compris pas. Herta Müller, répéta-t-il devant mon silence. Ni Philip Roth ni Amos Oz – Herta Müller. Entre-temps je m’étais souvenue que le prix Nobel de littérature devait être annoncé ce jour-là. Il ajouta encore, l’année où c’était Jelinek, j’étais assis là-bas – désignant une table, au fond.
Il faut dire que l’attribution du prix Nobel de littérature à Herta Müller a quelque chose d’inattendu et d’étonnant, plus étonnant encore que le cas d’Elfriede Jelinek.
Jelinek/ Herta Müller – le rapprochement n’est pas totalement absurde. Deux femmes. Écrivains. L’une née en 1946, l’autre en 1953, l’une dans une petite ville d’Autriche, l’autre dans une petite ville de Roumanie. Toutes deux écrivant en langue allemande - Herta Müller appartenant à la minorité allemande du Banat et ayant émigré en Allemagne, où elle vit aujourd’hui, à Berlin. Explorant l’une et l’autre, inlassablement, les effets de la dictature, mais pas la même – la comparaison s’arrête là. Enfin, pas tout à fait. L’une et l’autre porteuses d’une écriture forte et singulière.
C’était à l’automne 1990, au carrefour des littératures européennes, à Strasbourg. Herta Müller, qui avait quitté la Roumanie depuis trois ans, expliquait alors qu’elle n’y retournerait jamais, malgré le changement de régime (qui n’avait pas autant changé qu’on le disait). Et pourtant, habitant l’Allemagne, le pays de sa langue maternelle, Herta Müller ne cesse de revenir en Roumanie – dans son œuvre. Des nouvelles, des romans, des poèmes – trois titres à ce jour disponibles en français
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, autant qu’en langue roumaine – une vingtaine de livres qui tracent et détourent les frontières d’un pays de terreur. Les gens y vivent en composant avec la peur. Entourés d’une famille, d’amis, de collègues comme ailleurs, mais surtout otages de l’agent de surveillance qui détruit brutalement leur vie, une présence menaçante qui surgit, interroge, violente. Du jour au lendemain certains disparaissent, la prison, le suicide – dans le meilleur des cas, on reçoit un jour quelques lignes sur une carte postale depuis une ancienne capitale coupée en deux. Une atmosphère de cauchemar en ville, en campagne, décrite par lambeaux – des morceaux de puzzle qui peu à peu s’emboîtent pour composer un tableau expressionniste effrayant. En Roumanie, Herta Müller y retourne aussi physiquement, parfois, invitée, de passage. Cet été, dans l’hebdomadaire Die Zeit, elle décrivait dans un long texte terrible et bouleversant la surveillance dont elle avait fait l’objet – ayant refusé de travailler pour la Securitate, ayant appartenu à un groupe d’écrivains suspect – et dont elle faisait encore l’objet. L’article commence ainsi :
« Chaque voyage en Roumanie est un voyage dans un autre temps, un temps où je ne savais jamais, dans ma vie, ce qui était hasard et ce qui était mise en scène. C’est pourquoi, à chaque fois, à chaque occasion de m’exprimer en public, j’ai demandé à consulter mon dossier, ce qui m’a toujours été refusé sous les prétextes les plus divers. En revanche, il y avait à chaque fois des indices de la surveillance dont j’étais encore et toujours l’objet… »
Lorsque Herta Müller accède enfin à son dossier, elle découvre trois volumes pleins, 914 pages.
C’est en Roumanie qu’elle retourne encore, dans son dernier roman paru en Allemagne au début du mois d’août, attendu et accueilli par une critique d’emblée enthousiaste, Atemschaukel. Comment traduire le titre ? Quelque chose comme la balançoire du souffle, le balancement du souffle. Herta Müller travaille la langue ainsi, forgeant des mots à partir d’autres mots qu’elle assemble, ce que la langue allemande permet davantage que la langue française. Roumanie, 1945. Un passé que Herta Müller n’a pas connu mais comme tous les membres de la minorité allemande âgés de 17 à 45 ans, sa mère fut déportée (cinq ans) dans un camp de travail soviétique pour appartenance à cette communauté. L’URSS demandait en effet à sa nouvelle alliée – la Roumanie ayant exécuté le dictateur Antonescu, soutien de l’Allemagne nazie, et effectué un renversement d’alliance – de lui livrer les ressortissants allemands, tous suspects de nazisme a priori, pour les envoyer dans des camps de travail afin d’aider à la « reconstruction » du pays. Après le retour des internés, la déportation, qui renvoyait aux années fascistes indignes, demeura un sujet tabou.
Le récit est écrit à la première personne, le narrateur a 17 ans quand, dans la nuit du 15 janvier 1945 – il fait moins quinze degrés -, il est rattrapé par une patrouille à trois heures du matin. Il s’appelle Leopold Auberger. Dans l’enfer concentrationnaire, une phrase l’aide à tenir, quelques mots de sa grand-mère au moment où il quitte la maison pour tenter d’échapper à ceux qui le recherchent : je sais que tu reviendras.
Dans ce roman de près de 300 pages impitoyables et denses, ce sont des scènes, toujours, qui se succèdent. Un montage d’où se dégage une chronologie, de la déportation à la libération. Les chapitres – qui sont autant de poèmes en prose – portent souvent des noms de choses. Le charbon. Les peupliers noirs. Le sable jaune. Le bois et le coton. Des noms abstraits. L’ange de la faim. L’état des choses. Jamais des noms de personnages ou les indices d’une action. Bien sûr, dans le camp, il y a des gens, ou plutôt des ombres, des silhouettes dont l’une, parfois, se détache, et revient périodiquement, certains aident, d’autres volent – les mots tombent sur eux comme une averse de neige, les sentiments sont comme gelés.
L’un de ces brefs chapitres s’appelle Ciment. « Le ciment ne suffisait jamais. Le charbon, il y en avait plus qu’assez […]. Il fallait faire attention au ciment, il pouvait tourner au cauchemar. » Les sacs de ciment sont en papier trop fin, qui se déchire facilement. Le ciment sec s’en échappe, le ciment humide lui reste collé. Et si le ciment se perd, on est traité de fasciste, saboteur, voleur. Ce chapitre sur le ciment pourrait faire figure d’art poétique. Partant d’un objet simple pour atteindre autre chose – derrière la réalité objective veille le destin - les mots s’ajoutent les uns aux autres pour construire une littérature.
La lecture est une traversée – une épreuve. La langue est travaillée, ciselée pour mieux se distancer d’un univers sans issue. Si, pour la première fois, Herta Müller ne puise pas la matière du livre dans la dictature qu’elle a vécue mais dans la réalité d’une époque qu’elle n’a pas connue, elle en a cependant ressenti les effets. Chez elle, on en parlait - à mi-voix. Le contenu m’échappait, dit-elle dans sa postface, mais l’angoisse, je la sentais.
À l’origine, ce livre devait être un recueil de témoignages conjointement écrit avec Oskar Pastior, le poète, déporté lui aussi dans un camp en Ukraine. Après la mort soudaine de Pastior en 2006, poursuit Herta Müller dans sa postface, « j’étais comme paralysée ». Il fallut une année pleine pour « prendre congé du nous et écrire un roman seule. » Et serait-il incongru de donner au prix Nobel de Herta Müller ce sens - le constat d’un changement d’époque ? Le récit de témoignage devient roman littéraire – dans la littérature de recherche, le temps de la fiction est advenu.
Lire sur le site du prix Nobel :
l’annonce et une bio-bibliographie.
Dans la Revue des ressources :
un entretien avec Herta Muller
un article de Laurent Margantin.
[1] L’homme est un grand faisan sur terre, traduction de Nicole Bary, éd. Maren Sell, 1988, rééd. Folio ; Le renard était déjà le chasseur, traduction de Claire de Oliveira, éd. Le Seuil, 1997 ; La Convocation, traduction de Claire de Oliveira, éd. Métailié, 2001.