Cécile Wajsbrot | Incidences climatiques en littérature 11
Virginia Woolf est née en 1882 dans ce qu’on appellerait aujourd’hui une famille recomposée, son père comme sa mère ayant eu des enfants d’un premier mariage. Sa mère, Julia, meurt en 1895, et ce décès provoque chez Virginia une première dépression. 1897, c’est la mort de Stella, sa demi-sœur, qui avait succédé à Julia à la tête de la nombreuse maisonnée. Puis, en 1904, la mort du père, Leslie Stephen, homme de lettres réputé que Virginia Woolf décrira comme un despote dans sa vie personnelle. Les quatre enfants Stephen quittent la demeure austère de Hyde Park Gate pour s’installer ensemble à Bloomsbury. En 1905 paraissent les premiers articles de Virginia – encore Stephen – dans le Guardian et le Times Literary Supplement. 1906, Thoby, le frère aîné de Virginia, meurt de la typhoïde à vingt-six ans. 1912 est l’année du mariage avec Leonard Woolf. Le premier roman paraît en 1915 — La Traversée des apparences. En 1917 Virginia et Leonard Woolf fondent la Hogarth Press, à Richmond, maison d’édition qui publiera entre autres les œuvres de T.S. Eliot, Katherine Mansfield, les premières œuvres de Freud. 1919, Nuit et Jour, le deuxième roman. Puis viennent en 1922 La Chambre de Jacob, en 1925 Mrs Dalloway, et un premier recueil d’articles, The Common Reader, 1927 La Promenade au phare, 1929 l’essai Une chambre à soi, 1931 Les Vagues, 1937 Les Années, 1938 l’essai Trois guinées, et 1941 Entre les actes, publication posthume. Quelques semaines avant la parution de son ultime roman, Virginia Woolf avait décidé de ne plus vivre.
Si l’œuvre de Woolf, comme toute œuvre littéraire d’importance, est un travail sur le temps ainsi qu’un travail dans le temps, elle est également ancrée dans l’espace. Ses lieux de vie essentiels, et qui apparaissent dans son œuvre, furent au nombre de trois. La Cornouailles où elle passait l’été, dans son enfance, et dont le paysage inspirera La Promenade au phare. Londres, cette ville tant aimée, si vivante, si présente dans Mrs Dalloway ou dans Les Vagues, ainsi que dans de nombreux textes courts. Et le Sussex, la campagne, où elle écrivit, où elle vécut les derniers mois de sa vie, et qui inspira le village où se déroule Entre les actes.
Le 27 mars 1927, dans un article paru dans un hebdomadaire, Weekly Dispatch, Virginia Woolf écrit cette phrase, there is no such thing as a novel. Un roman, cela n’existe pas, ou plus lapidaire encore, le roman n’existe pas. Affirmation paradoxale pour un écrivain qui n’eut de cesse, dans son œuvre, de poursuivre le renouvellement du roman.
Ses critiques se concentrent sur le roman édouardien, celui de la génération qui la précède. L’époque victorienne, celle encore antérieure, avait exploré la société, la psychologie, le réalisme, et le roman victorien était plein de vie, d’énergie. Le roman édouardien (Arnold Bennett est l’une de ses cibles favorites) s’est contenté de parcourir des chemins éculés, sombrant ainsi dans le suivisme et dans l’ennui.
Virginia Woolf est l’une des premières à noter l’apport de la littérature russe en Angleterre, décrivant de façon plaisante le souffle, le chaos, le désordre que les auteurs russes viennent semer dans les allées monotones et ordonnancées de la littérature édouardienne.
Ses contemporains Proust et Joyce explorent, eux aussi, de nouvelles voies et Woolf les lit avec un mélange d’admiration et de méfiance. Et puis il y a Dorothy Richardson, au début du XXe siècle, qui fut la première à utiliser, dans le roman, ce qu’on appellera bientôt le stream of consciousness, le flux de la conscience, auquel Mrs Dalloway donnera définitivement ses lettres de noblesse.
Tel est le paysage, grossièrement esquissé, fait d’un mélange d’expérimentation et d’académisme, dans lequel naît et se déploie l’œuvre de Virginia Woolf.
Mrs Dalloway, paru en 1925, relate une journée à Londres comme Ulysses de Joyce, paru en 1922 (que la Hogarth Press faillit publier mais auquel elle renonça en raison du coût d’édition d’un livre aussi épais), se déroulait en vingt-quatre heures à Dublin. Si la comparaison entre les deux romans s’arrête là, l’un et l’autre s’engageaient, à leur façon, dans des voies nouvelles. Après le succès relatif mais réel de Mrs Dalloway, Virginia Woolf commence presque aussitôt La Promenade au phare. Le premier jet est achevé en septembre 1926. La révision se fait entre octobre 1926 et janvier 1927. Le 23 janvier, note Virginia Woolf dans son Journal, Leonard qualifie le roman de chef-d’œuvre.
La Promenade au phare pourrait se résumer ainsi : James, âgé de six ans, se réjouit de l’excursion vers le phare en pleine mer, prévue le lendemain. Mais le mauvais temps oblige à y renoncer et l’excursion n’aura lieu que dix ans plus tard, dans de tout autres circonstances, alors que la mère est morte et que la Première Guerre mondiale a eu lieu. L’enfance, la mer, sont parmi les thèmes prégnants du roman. La figure du père et surtout de la mère, aussi.
« Il est parfaitement exact qu’elle m’a obsédée jusqu’à l’âge de quarante-quatre ans, alors que j’avais treize ans quand elle est morte. Et puis un jour, en faisant le tour de Tavistock Square, j’ai construit La Promenade au phare dans un état de hâte extrême, avec une apparente spontanéité… J’ai écrit le livre rapidement ; après l’avoir terminé, j’ai cessé d’être troublée par ma mère. Je n’entends plus sa voix ; je ne la vois pas. Je suppose que j’ai fait pour moi ce que les psychanalystes font pour leurs patients. J’ai exprimé une émotion ressentie il y a longtemps, et très profondément. En l’exprimant, je l’ai expliquée et je l’ai déposée pour la faire reposer » (Instants de vie).
Dans La Promenade au phare, s’il y a des événements, ils constituent des parenthèses dans le récit. Ce qui se passe à l’intérieur des personnages et ce qui se passe à l’extérieur d’eux-mêmes se déroule parallèlement mais la hiérarchie habituelle du roman victorien, du roman édouardien, est ici bouleversée. L’intérieur — les pensées, les émotions — a pris le pas sur l’extérieur.
Dans ses écrits personnels — le Journal, la Correspondance — Virginia Woolf analyse souvent ses romans. À propos de La Promenade au phare, elle dit qu’il s’agit avant tout de personnages et non d’une vision du monde. Elle compare la structure du roman, divisé en trois parties, à deux blocs reliés par un corridor. Elle dit encore que, plutôt qu’un roman, on pourrait qualifier cette œuvre d’élégie. Quant au processus de création, il est évoqué à travers le travail de Lily Briscoe, en opérant un déplacement — il s’agit de peinture et non de littérature.
Mais plus que tout le reste, et même si elle n’en parle pas ainsi, La Promenade au phare est un roman sur le temps. Sur la double acception du mot « temps », en français. Le temps qu’il fait et le temps qui passe.