Cécile Wajsbrot | Incidences climatiques en littérature 13
TIME PASSES
(28 janvier 2015)
Un véritable poème en prose, vingt pages d’une densité sans pareille, divisées en dix moments, dix séquences numérotées. Le 18 avril 1926, Virginia Woolf notait dans son Journal les difficultés auxquelles elle se heurtait dans cette deuxième partie de La Promenade au phare – le corridor. « Je n’y arrive pas – c’est le passage le plus abstrait, le plus difficile à écrire – je dois restituer une maison vide, pas de personnages, le passage du temps, le tout sans regard et sans trait distinctif, rien à quoi se raccrocher : alors je me précipite, & je produis aussitôt deux pages. Est-ce absurde, est-ce brillant ? Pourquoi suis-je débordante de mots, & apparemment libre de faire exactement ce que je veux ? À la relecture cela semble plutôt vif ; il faudra réduire, mais pas beaucoup d’autres choses à faire. »
Lorsque le livre est sorti, Virginia Woolf conserve quelques doutes sur cette partie, elle se demande, dans une lettre à Vita Sackville-West, s’il était vraiment possible d’écrire une telle chose en prose, si elle, Vita, n’aurait pas mieux réussi à le faire dans un poème. Et à lady Ottoline Morrell, l’une de ses correspondantes favorites, le 15 mai 1927 : « Cela me fait particulièrement plaisir que vous ayez aimé Time Passes. Cela m’a donné plus de mal que tout le reste du livre réuni, et je craignais avoir raté. »
Comment écrire, comment décrire le passage du temps ? Ou plutôt, comment écrire le temps pur ? Dans le premier chapitre — puisque Virginia Woolf les appelle ainsi malgré leur brièveté — aucune indication de temps, de l’intervalle qui s’est écoulé entre la partie précédente et celle-ci.
« - Il faut attendre que le futur se montre, dit Mr Bankes, rentrant de la terrasse.
- Il fait presque trop sombre pour voir, dit Andrew, arrivant de la plage.
- On peut à peine dire ce qui est la mer et ce qui est la terre, dit Prue. »
Le monde est plongé dans l’obscurité, la mer et la terre se confondent, c’est comme une genèse inversée ou comme si le monde, après une destruction, ou un engloutissement, se recréait. Puis Lily et Prue se demandent s’il faut laisser la lumière allumée, à l’intérieur, et Mr Carmichael reste seul, pour continuer de lire Virgile.
Lumière et obscurité, temps incertain — il faut attendre le futur – ce long poème en prose s’ouvre sur un chaos originel.
Le chapitre deux étend l’indistinct jusqu’aux êtres. Impossible de distinguer le corps de l’esprit, ni un homme d’une femme. La pluie et la nuit se confondent pour faire entendre leur battement sur le toit, comme le bruit des vagues, au-dehors, marquait le rythme de la vie, autrefois. On devine à peine quelques pièces du mobilier. Les ténèbres sont un océan qui a envahi la maison. Les courants d’air, « détachés du corps du vent », explorent les moindres recoins. « Étaient-ils des alliés ? Étaient-ils des ennemis ? » La lumière pénètre parfois, éclairant des formes fantomatiques au hasard – une lumière elle-même fluctuante et sans visée, provenant d’une étoile, d’un bateau errant ou provenant du phare. Le phare, nommé en fin d’énumération « from some uncovered star, or wandering ship, or the Lighthouse even » (tout est ici rythme, musique des mots), le phare étant le seul lien entre le monde fluide de la première partie — même s’il comprenait une part d’obscurité et une part de mystère — et cet univers étrange qui paraît avoir survécu à quelque cataclysme.
Dans le chapitre trois, seule la nuit succède à la nuit. Mais se forment des îlots de lumière, quelques signes apparaissent, ou plutôt, des métaphores et des réseaux de significations. Il est question de batailles, de drapeaux, et d’os qui blanchissent, des sables de l’Inde. Il est question des « nuits pleines de vent et de destruction ». On peut penser qu’il y a une guerre quelque part, se rappeler la question du chapitre précédent, étaient-ce des alliés, étaient-ce des ennemis ?
Et à la fin de ce chapitre, entre parenthèses comme à la fin des deux précédents, quelqu’un paraît. Une forme humaine, un nom. « Mr Ramsay trébuchant dans un passage étendit ses bras par un sombre matin, mais Mrs Ramsay étant morte soudainement la nuit d’avant, il tendit ses bras. Qui restèrent vides. »
Voilà comme on apprend la mort de Mrs Ramsay, le personnage central ou plutôt, la source de lumière qui irradiait la première partie. La lumière s’est éteinte — il fallait que ce soit soudain — et on ne s’étonne plus, désormais, que la maison soit délaissée. Une causalité, peu à peu, se construit. L’ordre des événements. Mais Woolf a montré les effets avant d’en indiquer la cause. D’autant que la mort de Mrs Ramsay n’est pas seulement sa mort. Dans la maison, toutes les pièces parcourues sont vides. Toutes les phrases sont au plus-que-parfait, le monde de jadis n’existe plus. « Le miroir avait détenu un visage ; avait détenu un monde en creux dans lequel une silhouette se retournait, une main apparaissait. » Once — autrefois. Rien n’advient plus aujourd’hui, que la solitude et la désolation. Le silence, le vide, l’ombre, tels sont les mots qui reviennent. Un rocher craque dans la nuit — la nature est elle aussi menacée de destruction par l’œuvre du temps. Et puis la paix revient. Car les armées et leurs gardes, apparues au début du chapitre quatre, semblent n’être que celles engagées dans un combat contre le temps.
Et si une personne humaine apparaît au chapitre cinq, une femme venue nettoyer la maison, rompant le silence par son activité — les verbes au participe présent s’accumulent, décrivant son action — et par la chanson qu’elle chantonne, elle semble plutôt rescapée du naufrage général (elle-même est évoquée d’abord, roulant « comme un bateau en mer ») où l’ensemble de l’humanité aurait disparu, à l’exception de quelques mystiques, de visionnaires arpentant la plage en se demandant ce qu’ils sont, ce qu’est ce monde, sans pouvoir identifier la réponse qui leur est offerte.
Le printemps est radieux — sa pureté s’étend sur les champs, sans considération des hommes. Le monde existe en soi. Le ciel et la mer sont distincts, désormais, le bourdonnement des abeilles apporte la vie — le monde est-il en train de se recréer ? Mais Prue, qui s’est mariée entre parenthèses, meurt (entre parenthèses aussi), annonçant, dans la parenthèse suivante, la mort de vingt ou trente jeunes gens, en France, dont celle d’Andrew Ramsay. Le doute n’est plus permis, l’indistinct vient, là aussi, de se dissiper, les noms sont apparus — cet été-là, la guerre a surgi. La Première Guerre mondiale, dont Virginia Woolf a déjà évoqué l’écho dans La Chambre de Jacob, dont Septimus Warren Smith, dans Mrs Dalloway, est revenu, ébranlé dans son être. Le silence avait été rompu par des coups de marteau, par le craquement de la roche ou du verre, faisant écho à la rupture de l’harmonie dans le monde. Au loin apparaît un bateau couleur cendre. Comment espérer trouver une réponse en arpentant la plage ? « La contemplation était insupportable ; le miroir était brisé » car au milieu des restes de beauté, et de sérénité, la nature elle-même offre sa discordance.
« The war, people said, had revived their interest in poetry. » Commentaire lapidaire à la fin du chapitre six pour expliquer le succès du volume de poèmes édité par Mr Carmichael, le lecteur de Virgile. Dans cette phrase qui s’ouvre sur la guerre et se termine sur la poésie, comment ne pas penser aux poètes de la guerre, Siegfried Sassoon, pleinement engagé en 1914 puis en révolte contre l’horreur des combats, ou Wilfred Owen, mort une semaine avant l’armistice et auteur des poèmes sans doute les plus beaux écrits pendant le premier conflit mondial ?
Comme en écho à la guerre, au chapitre sept, les éléments se déchaînent. Les tempêtes évoquées sont décrites avec des mots empruntés au lexique guerrier. « Le tourment des tempêtes », « le calme semblable à une flèche du beau temps », « un chaos gigantesque », « comme si l’univers combattait, se fracassait ». L’alternance du jour, de son silence et de sa clarté, et de la nuit, avec son « chaos et son tumulte » fait écho à l’alternance de la fureur des combats et du silence de la désolation qui règne sur le champ de bataille déserté. Car c’est la mort qui l’emporte. Le chapitre huit s’ouvre sur cette constatation. La famille ne reviendra pas, never again. La maison sera vendue. Au plus fort de la tempête, on n’imagine pas le beau temps, au plus fort de la guerre, on ne voit pas la paix. Pourtant — et même si, dans un premier temps, c’est à travers la mort — quelque chose a changé. Certes il y a des vêtements et Mrs McNab, la femme du chapitre trois venue nettoyer la maison, se demande ce qu’on peut faire de tout cela, maintenant, et ces tiroirs pleins, mais à travers ce qu’ils ont laissés, les gens ont regagné une certaine présence. Mrs Ramsay, « elle était morte, disaient-ils ; il y a des années, à Londres ». Et Mrs McNab la revoit, et à travers sa vision, lorsqu’elle se penchait sur les fleurs du jardin, Mrs Ramsay revit. « Ils n’étaient jamais venus, toutes ces années ; lui avaient seulement envoyé de l’argent ; mais n’avaient jamais écrit, n’étaient jamais venus, et s’attendaient à trouver les choses comme ils les avaient laissées. » Après avoir établi l’impossibilité d’un retour, voilà que le retour s’annonce, de la famille — même si c’est pour vendre la maison — et donc de l’humanité, des personnages ou disons des figures dans le roman, et des noms — celui de la cuisinière, dont Mrs McNab cherche à se souvenir.
Mais ce n’est qu’une esquisse, un début de reconquête. Comme le temps qui passe, comme les intempéries et l’accalmie qui se succèdent, la fin du chaos n’advient pas d’un coup. Découragée par l’ampleur de la tâche, les moisissures couvrant les murs, la femme de charge a fermé la maison, la laissant « seule ». Livrée à elle-même. Et le chapitre neuf commence ainsi. « La maison était laissée ; la maison était désertée. Elle était laissée comme un coquillage sur une dune se remplit de grains de sel séchés alors que toute vie l’avait quitté. » Tout converge vers l’envahissement du monde végétal. Les artichauts qui poussent dans les plants de roses, le désordre du jardin — la confusion est totale. Tout ce qui appartient au dehors se fraie un chemin vers l’intérieur — les herbes frappent à la fenêtre. Peut-être connaissez-vous ces images de la zone interdite, autour de Tchnernobyl, ces maisons abandonnées envahies par les arbres, ces champs cultivés devenus forêts. Le chapitre neuf de Time Passes pourrait être dit en voix off sur les images de la zone interdite. Le passage du temps est décrit comme la dévastation, la destruction d’un univers ordonné, comme une catastrophe naturelle dont on ne peut remonter le cours.
Et pourtant… Tout dépend d’une plume, dit Virginia Woolf. « Une plume, et la maison, sombrant, tombant, aurait été précipitée dans les profondeurs des ténèbres. » Une plume c’est-à-dire rien, une chose insignifiante, c’est-à-dire l’instant où tout bascule, celui où Orphée se retourne et perd Eurydice, celui où Perceval, voyant passer le Graal, retient la question sur ses lèvres. Mais dans La Promenade au phare, malgré la Première Guerre mondiale, malgré la mort de Mrs Ramsay, malgré les destructions des tempêtes et du temps, la plume ne tombe pas. « Il y avait une force au travail ; quelque chose de très peu conscient, quelque chose aux aguets, quelque chose d’hésitant. » C’est le temps qui reprend son cours normal, c’est la vie qui reprend ses droits. Mrs McNab a reçu une lettre. La famille va venir.
Et comme pour la mort, pour la guerre, la raison de cette reprise de la vie n’est connue qu’après — au chapitre dix. « Et la paix était venue. Des messages de paix soufflaient depuis la mer vers le rivage. » Les tourments du monde, les catastrophes historiques et les catastrophes naturelles, humaines, sont intimement liées. La mer retrouve son rôle d’apaisement — Lily Briscoe réapparaît — et c’est le murmure du monde, désormais, qui entre par la fenêtre ouverte. La maison s’est remplie, la lumière tombe — mais d’où vient-elle ? — et Mr Carmichael s’endort en lisant, comme des années auparavant. Comme avant ? Apparemment, ni les personnes ni la maison ni la mer ne semblent porter les traces du chaos d’origine, de la confusion encore prégnante il y a quelques pages. Mais c’est une apparence. Les tempêtes traversées ne peuvent pas ne pas avoir été.
Lorsque le livre est sorti, Virginia Woolf conserve quelques doutes sur cette partie, elle se demande, dans une lettre à Vita Sackville-West, s’il était vraiment possible d’écrire une telle chose en prose, si elle, Vita, n’aurait pas mieux réussi à le faire dans un poème. Et à lady Ottoline Morrell, l’une de ses correspondantes favorites, le 15 mai 1927 : « Cela me fait particulièrement plaisir que vous ayez aimé Time Passes. Cela m’a donné plus de mal que tout le reste du livre réuni, et je craignais avoir raté. »
Comment écrire, comment décrire le passage du temps ? Ou plutôt, comment écrire le temps pur ? Dans le premier chapitre — puisque Virginia Woolf les appelle ainsi malgré leur brièveté — aucune indication de temps, de l’intervalle qui s’est écoulé entre la partie précédente et celle-ci.
« - Il faut attendre que le futur se montre, dit Mr Bankes, rentrant de la terrasse.
- Il fait presque trop sombre pour voir, dit Andrew, arrivant de la plage.
- On peut à peine dire ce qui est la mer et ce qui est la terre, dit Prue. »
Le monde est plongé dans l’obscurité, la mer et la terre se confondent, c’est comme une genèse inversée ou comme si le monde, après une destruction, ou un engloutissement, se recréait. Puis Lily et Prue se demandent s’il faut laisser la lumière allumée, à l’intérieur, et Mr Carmichael reste seul, pour continuer de lire Virgile.
Lumière et obscurité, temps incertain — il faut attendre le futur – ce long poème en prose s’ouvre sur un chaos originel.
Le chapitre deux étend l’indistinct jusqu’aux êtres. Impossible de distinguer le corps de l’esprit, ni un homme d’une femme. La pluie et la nuit se confondent pour faire entendre leur battement sur le toit, comme le bruit des vagues, au-dehors, marquait le rythme de la vie, autrefois. On devine à peine quelques pièces du mobilier. Les ténèbres sont un océan qui a envahi la maison. Les courants d’air, « détachés du corps du vent », explorent les moindres recoins. « Étaient-ils des alliés ? Étaient-ils des ennemis ? » La lumière pénètre parfois, éclairant des formes fantomatiques au hasard – une lumière elle-même fluctuante et sans visée, provenant d’une étoile, d’un bateau errant ou provenant du phare. Le phare, nommé en fin d’énumération « from some uncovered star, or wandering ship, or the Lighthouse even » (tout est ici rythme, musique des mots), le phare étant le seul lien entre le monde fluide de la première partie — même s’il comprenait une part d’obscurité et une part de mystère — et cet univers étrange qui paraît avoir survécu à quelque cataclysme.
Dans le chapitre trois, seule la nuit succède à la nuit. Mais se forment des îlots de lumière, quelques signes apparaissent, ou plutôt, des métaphores et des réseaux de significations. Il est question de batailles, de drapeaux, et d’os qui blanchissent, des sables de l’Inde. Il est question des « nuits pleines de vent et de destruction ». On peut penser qu’il y a une guerre quelque part, se rappeler la question du chapitre précédent, étaient-ce des alliés, étaient-ce des ennemis ?
Et à la fin de ce chapitre, entre parenthèses comme à la fin des deux précédents, quelqu’un paraît. Une forme humaine, un nom. « Mr Ramsay trébuchant dans un passage étendit ses bras par un sombre matin, mais Mrs Ramsay étant morte soudainement la nuit d’avant, il tendit ses bras. Qui restèrent vides. »
Voilà comme on apprend la mort de Mrs Ramsay, le personnage central ou plutôt, la source de lumière qui irradiait la première partie. La lumière s’est éteinte — il fallait que ce soit soudain — et on ne s’étonne plus, désormais, que la maison soit délaissée. Une causalité, peu à peu, se construit. L’ordre des événements. Mais Woolf a montré les effets avant d’en indiquer la cause. D’autant que la mort de Mrs Ramsay n’est pas seulement sa mort. Dans la maison, toutes les pièces parcourues sont vides. Toutes les phrases sont au plus-que-parfait, le monde de jadis n’existe plus. « Le miroir avait détenu un visage ; avait détenu un monde en creux dans lequel une silhouette se retournait, une main apparaissait. » Once — autrefois. Rien n’advient plus aujourd’hui, que la solitude et la désolation. Le silence, le vide, l’ombre, tels sont les mots qui reviennent. Un rocher craque dans la nuit — la nature est elle aussi menacée de destruction par l’œuvre du temps. Et puis la paix revient. Car les armées et leurs gardes, apparues au début du chapitre quatre, semblent n’être que celles engagées dans un combat contre le temps.
Et si une personne humaine apparaît au chapitre cinq, une femme venue nettoyer la maison, rompant le silence par son activité — les verbes au participe présent s’accumulent, décrivant son action — et par la chanson qu’elle chantonne, elle semble plutôt rescapée du naufrage général (elle-même est évoquée d’abord, roulant « comme un bateau en mer ») où l’ensemble de l’humanité aurait disparu, à l’exception de quelques mystiques, de visionnaires arpentant la plage en se demandant ce qu’ils sont, ce qu’est ce monde, sans pouvoir identifier la réponse qui leur est offerte.
Le printemps est radieux — sa pureté s’étend sur les champs, sans considération des hommes. Le monde existe en soi. Le ciel et la mer sont distincts, désormais, le bourdonnement des abeilles apporte la vie — le monde est-il en train de se recréer ? Mais Prue, qui s’est mariée entre parenthèses, meurt (entre parenthèses aussi), annonçant, dans la parenthèse suivante, la mort de vingt ou trente jeunes gens, en France, dont celle d’Andrew Ramsay. Le doute n’est plus permis, l’indistinct vient, là aussi, de se dissiper, les noms sont apparus — cet été-là, la guerre a surgi. La Première Guerre mondiale, dont Virginia Woolf a déjà évoqué l’écho dans La Chambre de Jacob, dont Septimus Warren Smith, dans Mrs Dalloway, est revenu, ébranlé dans son être. Le silence avait été rompu par des coups de marteau, par le craquement de la roche ou du verre, faisant écho à la rupture de l’harmonie dans le monde. Au loin apparaît un bateau couleur cendre. Comment espérer trouver une réponse en arpentant la plage ? « La contemplation était insupportable ; le miroir était brisé » car au milieu des restes de beauté, et de sérénité, la nature elle-même offre sa discordance.
« The war, people said, had revived their interest in poetry. » Commentaire lapidaire à la fin du chapitre six pour expliquer le succès du volume de poèmes édité par Mr Carmichael, le lecteur de Virgile. Dans cette phrase qui s’ouvre sur la guerre et se termine sur la poésie, comment ne pas penser aux poètes de la guerre, Siegfried Sassoon, pleinement engagé en 1914 puis en révolte contre l’horreur des combats, ou Wilfred Owen, mort une semaine avant l’armistice et auteur des poèmes sans doute les plus beaux écrits pendant le premier conflit mondial ?
Comme en écho à la guerre, au chapitre sept, les éléments se déchaînent. Les tempêtes évoquées sont décrites avec des mots empruntés au lexique guerrier. « Le tourment des tempêtes », « le calme semblable à une flèche du beau temps », « un chaos gigantesque », « comme si l’univers combattait, se fracassait ». L’alternance du jour, de son silence et de sa clarté, et de la nuit, avec son « chaos et son tumulte » fait écho à l’alternance de la fureur des combats et du silence de la désolation qui règne sur le champ de bataille déserté. Car c’est la mort qui l’emporte. Le chapitre huit s’ouvre sur cette constatation. La famille ne reviendra pas, never again. La maison sera vendue. Au plus fort de la tempête, on n’imagine pas le beau temps, au plus fort de la guerre, on ne voit pas la paix. Pourtant — et même si, dans un premier temps, c’est à travers la mort — quelque chose a changé. Certes il y a des vêtements et Mrs McNab, la femme du chapitre trois venue nettoyer la maison, se demande ce qu’on peut faire de tout cela, maintenant, et ces tiroirs pleins, mais à travers ce qu’ils ont laissés, les gens ont regagné une certaine présence. Mrs Ramsay, « elle était morte, disaient-ils ; il y a des années, à Londres ». Et Mrs McNab la revoit, et à travers sa vision, lorsqu’elle se penchait sur les fleurs du jardin, Mrs Ramsay revit. « Ils n’étaient jamais venus, toutes ces années ; lui avaient seulement envoyé de l’argent ; mais n’avaient jamais écrit, n’étaient jamais venus, et s’attendaient à trouver les choses comme ils les avaient laissées. » Après avoir établi l’impossibilité d’un retour, voilà que le retour s’annonce, de la famille — même si c’est pour vendre la maison — et donc de l’humanité, des personnages ou disons des figures dans le roman, et des noms — celui de la cuisinière, dont Mrs McNab cherche à se souvenir.
Mais ce n’est qu’une esquisse, un début de reconquête. Comme le temps qui passe, comme les intempéries et l’accalmie qui se succèdent, la fin du chaos n’advient pas d’un coup. Découragée par l’ampleur de la tâche, les moisissures couvrant les murs, la femme de charge a fermé la maison, la laissant « seule ». Livrée à elle-même. Et le chapitre neuf commence ainsi. « La maison était laissée ; la maison était désertée. Elle était laissée comme un coquillage sur une dune se remplit de grains de sel séchés alors que toute vie l’avait quitté. » Tout converge vers l’envahissement du monde végétal. Les artichauts qui poussent dans les plants de roses, le désordre du jardin — la confusion est totale. Tout ce qui appartient au dehors se fraie un chemin vers l’intérieur — les herbes frappent à la fenêtre. Peut-être connaissez-vous ces images de la zone interdite, autour de Tchnernobyl, ces maisons abandonnées envahies par les arbres, ces champs cultivés devenus forêts. Le chapitre neuf de Time Passes pourrait être dit en voix off sur les images de la zone interdite. Le passage du temps est décrit comme la dévastation, la destruction d’un univers ordonné, comme une catastrophe naturelle dont on ne peut remonter le cours.
Et pourtant… Tout dépend d’une plume, dit Virginia Woolf. « Une plume, et la maison, sombrant, tombant, aurait été précipitée dans les profondeurs des ténèbres. » Une plume c’est-à-dire rien, une chose insignifiante, c’est-à-dire l’instant où tout bascule, celui où Orphée se retourne et perd Eurydice, celui où Perceval, voyant passer le Graal, retient la question sur ses lèvres. Mais dans La Promenade au phare, malgré la Première Guerre mondiale, malgré la mort de Mrs Ramsay, malgré les destructions des tempêtes et du temps, la plume ne tombe pas. « Il y avait une force au travail ; quelque chose de très peu conscient, quelque chose aux aguets, quelque chose d’hésitant. » C’est le temps qui reprend son cours normal, c’est la vie qui reprend ses droits. Mrs McNab a reçu une lettre. La famille va venir.
Et comme pour la mort, pour la guerre, la raison de cette reprise de la vie n’est connue qu’après — au chapitre dix. « Et la paix était venue. Des messages de paix soufflaient depuis la mer vers le rivage. » Les tourments du monde, les catastrophes historiques et les catastrophes naturelles, humaines, sont intimement liées. La mer retrouve son rôle d’apaisement — Lily Briscoe réapparaît — et c’est le murmure du monde, désormais, qui entre par la fenêtre ouverte. La maison s’est remplie, la lumière tombe — mais d’où vient-elle ? — et Mr Carmichael s’endort en lisant, comme des années auparavant. Comme avant ? Apparemment, ni les personnes ni la maison ni la mer ne semblent porter les traces du chaos d’origine, de la confusion encore prégnante il y a quelques pages. Mais c’est une apparence. Les tempêtes traversées ne peuvent pas ne pas avoir été.
1er décembre 2016