Cent jours sans
Le comité de soutien à Florence Aubenas édite Cent jours sans, 100 contributions d’auteurs, livre fabriqué par Actes Sud, diffusé gratuitement par les libraires...
Une partie d’entre eux se retrouvait vendredi soir à France Culture pour deux heures de direct.
Voici notamment le texte qu’a lu Sylvie Gracia, et le mien.
On peut réécouter l’émission sur le site de l’émission d’Arnaud Laporte : Culture Plus . Et deux photos ici.
Depuis le 5 janvier, nous restons sans nouvelles de Florence Aubenas et de Hussein Hanoun al-Saadi. Le 6 janvier, pourtant, Libération a publié le dernier article envoyé par la journaliste avant son enlèvement. Il est titré : "A Bagdad, le vote entre le boycott et la mort". Florence Aubenas y raconte ses rencontres avec des "types ordinaires" comme elle l’écrit, payés 500 dollars par mois pour organiser le scrutin du 30 janvier et qui, en ce début d’année, se font exécuter dans la rue, d’une balle dans la tête. Florence Aubenas décrit l’électricité brutalement éteinte au siège général d’un parti chiite, le bruit de la pluie et les battements de l’horloge, le visage penché d’un jeune homme recopiant à la main des documents électoraux, faute de photocopieuse. Nous sommes à Bagdad, grâce à elle. La semi-obscurité de l’hiver, les draps blancs calligraphiés de slogans, flottant en plein vent, les cartes d’électeurs distribuées dans les épiceries de quartier. C’est par le regard de Florence Aubenas et par ses mots, que ce monde-là nous parvient, un pan de réalité, complexe, contradictoire. Il nous semble soudain que nous comprenons mieux et plus large, nous comprenons quelque chose de Bagdad, en cette année 2005. Nous finissons l’article, le dernier envoyé par Florence Aubenas avant son enlèvement. Et nous découvrons que le dernier mot écrit a été le mot "Liberté".
Sylvie Gracia
Je relisais avant-hier pour un cours Le Peintre de la vie moderne, l’essai que Baudelaire consacre à Constantin Guys. En particulier, à propos des dessins que Constantin Guys fait en pleine guerre de Crimée, se portant aux avant-gardes, là où sont les morts, devant les morts. Ses dessins sont publiés dans les journaux de Londres et de Paris aussi vite que le permettent les postes du XIXème siècle. Où Baudelaire est visionnaire, c’est quand il nous dit combien cette connaissance quasi simultanée des affaires du monde bouleverse ici notre rapport immédiat au monde, interfère avec notre perception même de l’humain, où nous serions cantonnés sinon à là où porte notre œil, là où tend notre bras.
Le reporter de grande presse est l’héritier de ce Peintre de la vie moderne. Il se porte là où nous ne saurions prendre le risque d’aller, et nous en tient relation. En faisant que notre savoir du monde, à chaque instant, est aussi là, dans le lieu de catastrophe, c’est notre responsabilité d’homme qui prend sa frontière. Le monde, grâce à celui qui nous fait récit de l’extrême, est encore nôtre en ce lieu. C’est grâce à ceux-ci, qui acceptent le risque, même sachant l’aveuglement barbare ou erratique de toute violence, que le concept d’universalité, le concept d’humanité peut avoir sens, et reste dérangeant lorsqu’il est question de destin commun, de monde en partage.
C’est grâce à celle ou ceux qui m’en tiennent relation que le monde est mien jusque-là. La violence erratique et barbare, si elle s’en prend à elle ou eux, me prend aussi moi. Alors je suis solidaire de Florence Aubenas parce que c’est à moi aussi qu’on fait violence : en s’en prenant à elle, on s’en prend à ce que j’exige du monde pour le destin commun. Cet hiver, nous aurons appris de plus près que c’est à nous, et non à l’autre, que s’en prend la violence dégradante, celle qui s’en prend au visage et au corps de qui venait là seulement pour dire : on avait tellement rêvé mieux.
FB