Christian Ruby | La Figure du spectateur (introduction)
On suit le travail et la réflexion de Christian Ruby depuis longtemps (ici et ici), son rapport à la pensée critique, ses réflexions sur l’art (d’aujourd’hui) et surtout cette question du spectateur, sa réalité, sa construction, ses effets. On rappellera également le précédent Archipel des spectateurs aux éditions Nessy.
Il vient de faire paraître aux éditions Armand Colin, La Figure du Spectateur, et nous en a confié l’introduction. On l’en remercie. (SR)
L’art du spectateur.
Réfugié dans l’ombre des lieux d’où l’on regarde ou écoute : le théâtre, le cinéma, le musée, la salle de concert, la spectatrice ou le spectateur s’efforcerait de contempler la vérité que, par leur travail et leur adresse, les comédiens, les musiciens tenteraient d’épanouir dans la lumière de la scène, ou les peintres sur la toile. Une sorte de contrat tacite lierait la représentation artistique et le spectateur, selon lequel la juste cause représentée face à lui devrait rendre, par le beau, des services à la maîtrise nécessaire des dérèglements de sa conduite. D’une certaine manière, le spectateur serait enfermé dans les ténèbres d’une ignorance dont ne pourrait l’extraire que la contemplation de l’in-folio des misères humaines présenté en face de lui.
Largement répandu encore de nos jours, ce récit, laissant croire à une attitude « naturelle » de spectateur [1], renvoie à la persistance d’un modèle dominant de spectateur. Pourtant, nous sommes entrés dans un âge de l’art et de la culture qui redistribue entièrement le travail du regard et des autres sens du fait de pratiques de l’art contemporain. Il nous engage à nous déprendre des assignations liées à cette place du spectateur et à la série des oppositions [2] qui la fonde : visible-invisible (les choses humaines seraient des apparences à traverser pour découvrir la vérité) ; ignorance-vérité (le spectateur serait assigné à une ignorance que les arts corrigeraient) ; individu-collectif (le corps des spectateurs passerait pour une métonymie du corps politique).
Cette pensée de la fonction de l’Art remplit presque entièrement l’usage classique (XVIII° et XIX° siècles) du terme « spectateur » et de la culture d’exposition. Le spectateur devient le corrélat d’œuvres qui ne sont plus l’enjeu du plaisir privé de la cour. Il est voué à l’élévation de son âme. L’affirmation selon laquelle une véritable pensée philosophique du spectateur ne s’établit qu’à cette époque devient légitime. Auparavant, nulle pensée ni théorie systématique et philosophique du spectateur, autour d’un art de culte, d’un peuple de statues qui n’ont pas besoin de nous [3], d’un art de la scène qui relève d’une totalité indivisible [4], ainsi que le soulignent tant les philosophes que les premiers historiens de l’art, Johann Joachim Winckelman, Gotthold Ephraim Lessing et le Comte de Caylus [5].
Pour qu’advienne une problématique philosophique du spectateur à part entière, il faut attendre le plein développement d’une perspective esthétique liée à un art d’exposition. Alors, la qualité de spectateur peut être pleinement assumée, en référence à la racine grecque reprise du verbe skopeo, observer de haut, avoir en vue, regarder, examiner quelque chose, sous primat de la vue, passée ensuite dans le latin spectator ; ou du substantif skopos, celui qui observe (relation optique non passive), mais toujours quelque chose, et donc le spectacle, à partir de ses sens [6].
Mais, encore une fois, les redistributions actuelles dans le champ des arts et de la culture (théâtre, danse, musique, poésie, arts plastiques, cinéma, art multimédias, arts de la rue, ...), comme les confrontations à d’autres espaces (inter-)culturels, affectent l’évidence de ces pratiques du regard et de ce terme. Elles nous obligent à comprendre que la conduite classique relative aux arts n’est pas naturelle, mais historique, et par ailleurs plurielle, et que la figure du spectateur, telle que nous la connaissons, a subi des reconfigurations depuis son établissement en Europe : du face à face classique jusqu’à l’interférence dans l’art contemporain en passant par l’appel à la participation du regardeur dans l’art moderne [7].
La recherche entreprise ici consiste à circonscrire les grands axes d’une histoire culturelle et philosophique du spectateur [8] des œuvres d’art au sein de la pensée européenne. Certes les historiens montrent qu’une telle histoire se manifeste déjà dans les règles publiques de maintien, progressivement imposées dans les théâtres et les salles d’opéra par les pouvoirs, par exemple : respect des hiérarchies sociales et de la différence femme/homme, statut des « baignoires », interdiction d’y cuisiner, de cracher, règlement de la tenue, .... Pourtant, une lacune restait à combler. Ouvrir une recherche sur les considérations philosophiques portant sur cette figure centrale de l’histoire de l’art classique et moderne, puis contemporain.
Les auteurs et les textes cités dans ces éléments, choisis afin de représenter des amers - des points de visée, de contraste et de comparaison, déterminés pour faciliter des trajectoires de pensée - dans une histoire à reconsidérer sans cesse, font exister le spectateur successivement comme problème de nomination, objet d’éducation, centre d’une communauté des égaux par le jugement, nœud d’une politique (culturelle), support de critique ou véhicule d’écarts. Ils soulignent que le spectateur d’Art est né des dieux qui ont retiré du monde leur présence, d’une prise de distance avec les pratiques religieuses, d’un écart relatif à la soumission du courtisan aux applaudissements royaux, de la production d’œuvres « désenchantées » et de l’édification de lieux publics, les musées, comme par ailleurs les théâtres, les salles de concert, ..., qui muent l’Art en affaire publique. En un mot, le spectateur d’Art naît dès lors qu’il échappe à la contrainte de se référer à des autorités afin d’exprimer son goût, mais dans l’obligation de se faire sujet du goût et d’un goût partagé.
Il est tout à fait pertinent d’affirmer que l’art classique a façonné son propre spectateur par un art et une discipline précis du devenir spectateur. Cet art est lié à la fois à l’histoire des sociétés européennes en général, et plus spécifiquement à l’histoire des arts particuliers. C’est dans un appareillage considérable d’esthétique (théorie et usage de la sensibilité, définition de l’Art, manières de faire, configuration du corps), de pratiques du jugement (énoncés, échanges de discours), de références à un sens commun [9] et à une universalité de l’œuvre (l’Art) que se forme le spectateur philosophe. L’ensemble constitue ce que nous appelons le premier « moment spectateur », constitutif ET de l’œuvre classique (vite dénommée « spectacle ») ET du spectateur/spectatrice.
Mais cette figure est d’autant plus exaltée de nos jours qu’elle a subi, durant la modernité des avant-gardes, nombre de tentatives de déconstruction ou de mise en cause – voire de confrontations avec d’autres processus culturels concernant le spectacle et le spectateur (Inde, Afrique, Amérique du Sud) - qui nous obligent à distinguer, au moins formellement, trois moments dans notre histoire culturelle du spectateur :
- Le moment du spectateur classique. Par là, il convient d’entendre une figure active, correspondant à une éducation spécifique procédant de la confrontation aux œuvres sous le mode du face à face contemplatif, et qui, en proférant un jugement de goût, peut prétendre, par cet effort intégratif, appartenir à une certaine communauté de valeur déjà existante, uniforme et homogène. Ce spectateur résulte d’un art de l’élévation dans une perspective universelle (fût-elle abstraite). Ainsi défini, on rend compte du fait que, de sa part, il existe tout une activité impossible à négliger, qui ne se réduit pas à son activité physique (s’asseoir, applaudir), et se répand dans des lieux publics.
- Le moment du regardeur participant moderne. Si l’on tient compte, en effet, des bouleversements intrinsèques à l’histoire de l’art moderne, commentés, entre autres, par Marcel Duchamp, il importe de saisir ici une figure modifiée du spectateur relative à un art décentré (de la perspective), ouvert à la multiplicité des regards (exercice de simultanéité), critique vis-à-vis des foules que l’on commence à envisager comme ensemble de clients, redéfinissant son rapport au commun et au collectif par l’intermédiaire d’une requête en participation de la part des spectateur et d’une autre conception du peuple, déployée par les avant-gardes : la communauté serait à venir.
- L’émergence d’un nouveau moment, celui spectacteur d’art contemporain, de nos jours. Entendons sous ce terme que nos contemporains sont appelés à opérer la critique des assignations des spectateurs à des places déterminées. La corrélation entre art et spectateur aboutit à produire un jeu d’interférences entre spectacteurs, une coopération interprétative, qui profile la communauté moins comme donnée ou comme utopie que comme remise en question constante et exercice de composition renouvelé des capacités à agir. Elle suggère de poser à nouveau frais la question de l’émancipation du spectateur et celle de la citoyenne ou du citoyen.
N’imaginons cependant pas que, pour nous, ces trois moments soient uniquement chronologiques. Chacun d’entre nous, aujourd’hui, est composé de ces trois figures et se reconnaît dans ces traits par lesquels il montre que son rapport avec chaque type d’œuvre produit sur lui une réorganisation, certes momentanée, de son existence et de son rapport au commun. Aucune de ces figures ne saurait devenir inopportune, sauf si elle est érigée en nature puis en vertu, pour ne pas dire en mythe. Aucune ne saurait non plus passer pour une norme.
Christian Ruby
[1] Marie-Madeleine Mervant-Roux, Figurations du spectateur, Une réflexion par l’image sur le théâtre et sa théorie, Paris, L’Harmattan, 2006 : « nous avons sans doute toujours vécu sur la croyance en l’existence d’un modèle de spectateur, d’une expérience esthétique ou relationnelle de « regardeur » ».
[2] Cf. Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2009 ; Emmanuel Wallon, « Sur la mobilité du spectateur », dans Le Théâtre de rue, Un théâtre de l’échange, in Etudes Théâtrales, n° 41-42, Louvain La Neuve, 2008, p. 192sq. ; Inès Champey, « L’art sous le signe du « regardeur » », in Penser l’art à l’école, Arles, Actes Sud, 2001, p. 59.
[3] Jean-Pierre Vernant, L’univers, les dieux et les hommes, Paris, Seuil, 2002.
[4] Friedrich Nietzsche, Naissance de la tragédie, 1871, Paris, Gallimard, Oeuvres, 2000.
[5] Johann Joachim Winckelman, Réflexions sur l’imitation des ouvrages grecs dans la peinture et la sculpture, 1755, Paris (disponible sur Internet) ; Lessing, Laocoon, Partie I, chapitre 2, Paris, Hermann, 1990 ; Comte de Caylus, Recueil de peintures antiques trouvées à Rome, 1783, tome 1, Paris.
[6] De là dérive la moderne scoptophilie, le plaisir de regarder que Sigmund Freud décortiquera en faisant de la pulsion scopique l’une des 4 pulsions humaines fondamentales.
[7] Le terme « moderne » a deux usages dans notre propos : un usage historien (la modernité s’ouvre avec la Renaissance et comprend donc aussi l’âge classique) et un usage esthétique (renvoyant aux avant-gardes artistiques depuis Baudelaire). Le contexte permet de trancher.
[8] Par cette référence « au » spectateur (incluant la spectatrice), nous ne tombons pas dans le piège d’un spectateur abstrait, dessiné par un discours spéculatif et succombant à une vulgate métaphysique. Il est question, à la manière de Theodor W. Adorno, dans ses enquêtes (Dialectique de la raison, 1947, Paris, Gallimard, 1974, p. 132), d’égratigner un sociologisme qui dissipe les spectateurs en sous-catégories de pratiques culturelles fermées.
[9] Le théâtre est souvent commenté comme assemblée du peuple. Maurice Béjart affirmait que la danse est plus qu’un art, c’est une « grande fête sociale ». Désormais, certains analysent le spectacle vivant (de rue) en ces termes. Cf. la note rédigée par Yannick Butel, dans le Dictionnaire des utopies, Michèle Riot-Sarcey (dir.), Paris, Larousse, 2002, p. 221.