La White Pride de Christian Salmon

Fondateur en 1993 du Parlement International des écrivains et du réseau des villes refuges, Christian Salmon dirige la revue Autodafé et vient de fonder (A/O), une « agence de presse littéraire » chargée de recueillir et diffuser des enquêtes et des reportages littéraires. Derniers livres publiés : Tombeau de la fiction (Denoël, 1999), Censure ! Censure ! (Stock, 2000), Devenir minoritaire, pour une politique de la littérature, avec Joseph Hanimann (Denoël, 2003) et Verbicide, du bon usage des cerveaux humains disponibles (Climats, 2005).

C’est Christian Salmon qui a tenu le Journal de la semaine du 7 au 13 janvier 2006 dans Libération : où l’on s’assurera une fois de plus que Kafka, Adorno et Mandelstam c’est chaque jour et en tout lieu que nous en avons une urgente nécessité.

Merci à Christian Salmon de nous permettre de prolonger ici la lecture de ces fortes pages. FB et DD.

Dossier Autodafé sur remue.net avec de nombreux textes et une rencontre avec Christian Salmon.


Samedi 14 janvier 2006 : Chronocratie

Rétrospectives en tous genres. Commémorations. L’actualité en soldes. Chaque année, à pareille époque, on peut observer le triomphe de ce que Peter Watkins a nommé « la monoforme » : un torrent d’images et de sons, au montage saccadé. Robinet d’images de catastrophes, de guerres, d’attentats, de banlieues en flammes... auquel ne nous rattache plus aucun fil narratif. Nous sommes placés dans des états de mobilisation permanents, d’excitation et de stress. Le conformisme ne se limite plus au respect des modes et des idées reçues, il est soumission aux rythmes de synchronisation. Chronocratie. Le performatif a remplacé l’information. Le partage des expériences a cédé la place à la manipulation des émotions ; N. Sarkozy ne vient-il pas de l’avouer au metteur en scène B. Sobel : « Moi je travaille à l’émotion, j’en ai besoin. » Et Sobel de répondre : « Moi c’est justement le contraire, je travaille à la raison, l’émotion est dangereuse. » « La seule victoire, écrit Victor Pelevine, c’est de débrancher le téléviseur. Ce clic d’adieu du bouton du téléviseur qui chasse la luminescence unipolaire du kinescope est mon apport héroïque à la cause de la résistance intellectuelle mondiale. »

Dimanche : Épiphanies à la frontière

Peu avant la fermeture du centre de la Croix-Rouge, la photographe franco-vénézuélienne Anabell Guerrero a réalisé, de juin à septembre 2002, un reportage à Sangatte parmi les réfugiés afghans, kurdes, irakiens... ces non-citoyens que G. Agamben a qualifiés de « denizens ». Le livre d’Anabell Guerrero Aux frontières (Atlantica) s’inscrit dans la lignée des grands photographes américains des années 30. On pense au magnifique Louons maintenant les grands hommes de James Agee et de Walker Evans, qui dépasse le genre du témoignage journalistique (en l’occurrence une enquête sur la vie quotidienne des fermiers blancs d’Alabama) pour atteindre à ce que Foucault appelait une sorte de légende, « la légende des hommes infâmes ». On pense aussi au reportage de G. Orwell au cœur du pays minier Le Quai de Wigan. Et bien sûr à L’Établi de Robert Linhart constamment réédité par Minuit depuis vingt ans. Brice Matthieussent, qui a traduit Les Dépossédés de McLiam Wilson et Donovan Wylie (C. Bourgois), a raison de souligner dans sa postface « l’attention, l’écoute démesurée » dont fait preuve McLiam auprès des victimes de la politique de Margaret Thatcher. La dépossession est une injustice mais c’est aussi une expérience. Kafka : la littérature est « acte observation » ; acte observation parce qu’« une observation d’une espèce plus haute est créée ». Cette empathie littéraire (et non pas morale) qui transforme les dépossédés en sujets ne leur rend pas justice mais une présence réelle, presque sonore. Ecrire c’est créer des phénomènes de résonance, des chambres d’écoute ; c’est ce que Jack London appelait « le Sud de l’existence », cette zone où l’expérience trouve son récit. Se reconnaît en lui. Devient visible et audible. Appelons ça épiphanies, si vous voulez, puisque c’est le jour des Rois, des épiphanies à la frontière.

Lundi : Profilage racial

Sharbat Gula vivait en paix dans un village afghan, ignorant qu’une photo d’elle prise dans un camp de réfugiés avait fait la une de National Geographic ; Sharbat Gula était devenue une icône. Une icône de la résistance à l’occupation soviétique. Des années plus tard, alors que le sol afghan était à nouveau foulé par des troupes étrangères, on se mit à la recherche de la belle Afghane aux yeux gris. Mais comment la reconnaître ? On s’en remit au FBI, raconte le National Geographic : un groupe d’experts spécialisés dans l’identification par l’iris des yeux, les tests médicaux et génétiques. Un sculpteur fut mis à contribution afin de reconstruire, à partir de la photo originale, le visage de la jeune fille quinze ans plus tard. Rien d’exceptionnel. Depuis le 11 septembre 2001, ces techniques sont monnaies courantes aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne ; une technologie de l’identification des clandestins ou des individus suspects de terrorisme. Ce n’est pas du Orwell. C’est du « profilage racial ». Une enquête parue aujourd’hui révèle qu’en Grande-Bretagne, 37 % des hommes noirs sont inscrits dans le fichier ADN de la police... Mon ami Stanko Cerovic raconte dans un de ses livres que pendant l’intervention de l’Otan contre la Serbie, un slogan a fleuri sur les murs de Belgrade : « Christophe Colomb, maudite soit ta curiosité ! » Son livre s’appelle Dans les griffes des humanistes !

Mardi : La banlieue la plus proche

Rencontré Nour-Eddine Skiker et Corinne Poulain, à Aubervilliers. L’un anime la maison des jeunes Rosa-Luxembourg, l’autre est directrice de la culture de la ville, deux authentiques représentants de cette « culture de l’excuse » que fustigent nos Cruella de l’intelligentsia. « Les émeutes ? s’interroge Corinne, on demande à ces jeunes de jouer dans un psychodrame où les rôles sont distribués à l’avance. Il y a les délinquants, et les autres qui n’intéressent personne. » Nour-Eddine est en colère. « La télé couvre les incendies. Nous, on essaie de les éteindre. Le problème ici ce sont les mots. Nous essayons de faire comprendre aux jeunes qu’ils sont victimes d’une forme de ségrégation par le langage : même s’ils s’en servent mieux que d’autres, ils disposent de huit cents mots à peine alors que de l’autre côté du périph des jeunes du même âge disposent de deux mille cinq cents mots au moins. Ces jeunes ne sont pas un danger, ils sont en danger ! Brûler des voitures, c’est une fuite en avant suicidaire. On les prive de tout repère. Ils n’attendent plus rien de cette société. On parle d’intégration à des jeunes dont les parents vivent dans ce quartier (certains ne l’ont jamais quitté) depuis des décennies. » Quand on parle d’eux en disant « les jeunes issus de l’immigration », ils répondent : « Nous, on est issus de nos parents. » Selon une statistique du parquet de Paris, publiée aujourd’hui, une bonne moitié des jeunes interpellés à Paris n’avaient pas d’antécédents judiciaires : 63 % étaient mineurs ; 50 %, déscolarisés. « Nulle trace de revendication de type identitaire. Une dimension ludique et immature renforcée par l’aspect virtuel des images chocs diffusées par les médias », a assuré la veille le procureur de la République. L’aspect virtuel des images chocs. Elle a transformé en guérilla urbaine une explosion de colère, sans leader ni organisation, sans idéologie ni mot d’ordre. Une jacquerie cher payée (près de 3000 jeunes en prison), en « pogrom antirépublicain ». Les médias français et étrangers se sont précipités sur Aubervilliers parce que c’est « la banlieue la plus proche ». Un quotidien y a réalisé un reportage, « une nuit avec les émeutiers » : quelques jeunes qui avaient brûlé une poubelle. Un soir, une équipe de la BBC se précipite sur un attroupement à l’entrée d’une église : « C’est pour les émeutes ? » demande la journaliste anglaise. Les jeunes haussent les épaules, ils faisaient la queue pour un concert. Télé Panique.

Mercredi : King Kong à Guantanamo

Amnesty International demande la fermeture de Guantanamo, « un système » qui ne peut être réformé, selon l’organisation de défense des droits de l’homme, car « il a été conçu pour échapper aux différents droits - international, américain et humanitaire. Une zone délibérément hors droits ! » Guantanamo : la partie émergée d’un continent englouti. Les geôles de la CIA. La torture dé-territorialisée. Un nouvel archipel du Goulag ? À propos de King Kong, à nouveau sur les écrans, je tombe sur cette réflexion d’Adorno dans Minima Moralia : « De telles informations, comme le film King Kong, sont des projections collectives de cet autre monstre, l’État totalitaire. On se prépare à la terreur en s’habituant à des images de géants. »

Jeudi : Le désespoir dans la nursery

La comète 2005 s’éloigne, avec sa queue d’images d’actualité... Du Niger au Darfour ; des inondations en Louisiane aux « émeutes » en banlieue ; des incendies de l’été à la polygamie comme facteurs de violence sociale, du débat sur les aspects positifs de la colonisation à la polémique sur le rôle de la France dans le génocide au Rwanda... Ce fut une année noire pour les non-Blancs. « Comme toujours, écrivait Pasolini, c’est dans la langue seule qu’on a perçu des symptômes. » Le langage a subi une terrible érosion. La racaille. Le Kärcher. Syntaxe appauvrie de l’amalgame. Crise narrative qui - faute d’être analysée - se manifeste comme dans toutes les bonnes névroses familiales par le retour du refoulé et qui réveille, dans le désordre, tous les « démons français » : la collaboration, la guerre d’Algérie, l’antisémitisme, la torture, la traite négrière et même... les crimes de Napoléon. Une parade s’est mise en marche, bruyante et mutique, où s’affichent indistinctement : néoréacs, éternels atlantistes, soutiens de la guerre en Irak, politiciens populistes, pétainistes décomplexés, revanchards de la coloniale, philosophes aux faux airs de skinheads, aristocrates vendéens, éditorialistes boulimiques, fachos du Front national... « C’est la White Pride ! » sourit Emmanuelle... Époque funeste ! Il y règne, comme l’écrivait Lukacs, un état d’esprit profondément désespéré dans une atmosphère de nursery.

Vendredi : Cavalerie d’insomnies

Est-il déjà trop tard pour imaginer une république qui assumerait son histoire, en initiant un autre partage de la mémoire, et qui serait le récit de plusieurs récits, la mémoire de plusieurs mémoires, et non pas l’arrogant traité des vainqueurs ? Qu’est-ce qu’une nation sinon une narration ? L’écriture, disait Deleuze, quand elle n’est pas officielle, rejoint forcément des « minorités ». Quelque chose nous dit que nous passons à côté d’une vie plus réelle... L’art des hommes avance comme une cavalerie d’insomnies, et là où elle se met à piétiner, il ne peut y avoir que la poésie ou la guerre... (Ossip Mandelstam)

© Libération

19 janvier 2006
T T+