Christophe Caillé | L’écrivain
Enfant, j’écrivais déjà. En secret, cela va sans dire. Et surtout, en ne gardant rien, en livrant tous les secrets à la poubelle.
Il y eut ensuite un temps assez long où les mots furent absents. L’adolescence ne communique pas. On est perdu, désemparé devant ce qu’obstinément les adultes appellent la réalité et qui n’est en fait – nous aurions besoin de le proclamer haut et fort mais la peur du ridicule nous rend muets et hébétés : lymphatiques, disent ces mêmes adultes – que l’envers de la vérité.
L’endroit – la vérité toute face – m’occupait tout entier. C’était pour moi le lieu mythique : les monts et les merveilles. Mais cependant je me sentais coupable : j’étais seul, essentiellement différent, d’une différence inconvenante que je ne pouvais guère montrer au grand jour de la réalité. Il n’est pas si étonnant, en cette désastreuse disposition d’esprit où mon humeur inquiète passait constamment d’un côté à l’autre, d’appeler la vérité le mauvais côté et malgré tout d’y engager mes pas. Ce mauvais côté – pourtant sombre et lugubre, et en même temps délicat et complexe – était pour moi un monde de parfait silence où il faisait bon se réfugier. Les mots par trop entachés de réalité y étaient bannis car, du fait de sa délicatesse et à cause de sa complexité, la vérité me paraissait à ce moment incommunicable, une sorte de mystère sacré. Le temps passant, je fabriquai ainsi autour de ma pensée une coquille aux nuances nacrées, une coquille tout à fait hermétique, rendant dès lors ma pensée totalement impénétrable.
Je n’étais pas fou. J’avais fait mes gammes et je connaissais mon solfège. Je savais quelques trucs pour faire illusion et je donnais tant bien que mal le change. Je faisais sonner mes phrases comme tout le monde, de telle façon que personne – si ce n’est moi – ne doutait de ma place dans la réalité.
Mais au tréfonds j’étais effrayé. Souvent je faisais le rêve d’une tête sur le point d’éclater.
Un beau jour, l’effroi se changea en félicité.
Sans doute, je dois m’expliquer.
Ce jour-là avait été particulièrement douloureux. Sommé de me rendre à des questions pleines de bon sens, j’avais donné des réponses de pure forme, et je commençais à en être fatigué. L’inévitable arriva : quelqu’un en moi se montra agressif.
Mon entourage s’en trouva fort perplexe. L’incompréhension et l’incrédulité les rendirent méchants. Brusquement je parus à leurs yeux un étranger, voire un imposteur.
Mais le soir de ce jour, le désespoir m’ayant fait rentrer plus loin encore à l’intérieur de ma coquille, avec rage m’étant soudain emparé d’un crayon (comme d’autres auraient pris une guitare, et certains peut-être une lame de rasoir), je découvris que je n’étais pas seul ou plutôt que j’étais habité.
Car des mots me venaient pour énoncer ce désespoir et même pour le chanter, en un langage neuf, collé à ma pensée, et le reflet trompeur de celui que tout le monde utilisait. En effet, tandis que j’écrivais j’avais la naïveté de croire que la page se mirait dans la réalité, alors que ce qui apparaissait noir sur blanc appartenait de toute évidence à la vérité. Les mots n’étaient pas nouveaux, je les avais déjà utilisés. Seulement, je découvrais qu’ils étaient doubles et qu’ils possédaient un sens caché.
Je n’avais pas voulu écrire ce que j’avais écrit et pourtant ce que je lisais était bel et bien ce que je pensais. En quelque sorte j’étais en possession d’un don. Ecrire m’était pour ainsi dire réservé. Je n’avais plus qu’à m’asseoir à ma table et à laisser aller ma pensée.
Ce jour-là, l’euphorie monta en moi à la manière d’un feu d’artifice sur le point d’éclater.
C’est ainsi que du jour au lendemain je quittai l’adolescence, me retrouvant brusquement dans la peau d’un écrivain. C’est alors que les véritables ennuis ont commencé.
Ecrire n’était pas si facile et les bornes de l’euphorie furent vite dépassées. Au-delà m’attendait un chemin sec, tortueux et étroit, semé de silex, où autrefois avait couru librement une rivière, et sur lequel maintenant je m’écorchai l’imagination.
Un don ne va jamais sans contrepartie. Croyez-le ou non, cela ne m’a pas découragé.
J’organisai ma vie en deux temps : l’un selon l’apparence, pour subsister, et l’autre à écrire, en secret, cela va sans dire, et en raturant tout.
Ce que c’est que d’écrire : être porté par le flot illusoire de l’inspiration ; constater peu après que ce n’est que boue ; patauger ; finir par modeler tout de même des phrases qui se tiennent mais voir aussitôt, impuissant, ces phrases d’argile se briser en morceaux ; contempler longtemps, dans un état de prostration, de petits tas de poudre noire sur une étendue blanche plus aride qu’un désert ; se décider enfin à souffler sur la poussière, prêt de nouveau à affronter le flot torrentueux, ayant au fond de la gorge une soif inextinguible, tout à fait prêt à recommencer.
Les années passèrent sans que je les visse passer.
J’avais une petite table noire et laquée. Un stylo renflé avec une bague en argent. De l’encre noire, toujours. Et de la lumière artificielle.
J’écrivais le plus souvent au bout de la journée, non sans avoir au préalable goûté à quelques tartines de beurre trempées dans du chocolat chaud. Je tâchais de ne pas tenir compte des bruits alentour. Autour de mon esprit se formait peu à peu un cocon filandreux.
Au sein de ce cocon, je finis tout de même par produire un petit roman.
Je ne savais qu’en penser ; et personne à qui le confier. Je tentais de me convaincre que ce n’était pas n’importe quoi ; que si mon livre ne correspondait pas mot pour mot à ce qui s’était développé dans ma tête, ses racines du moins venaient du terreau de mes obsessions ; et qu’il s’était nourri de ma peur, profonde, de ne pas y arriver ; et qu’à défaut d’être parfait il était authentique ; et que malgré tout j’avais produit quelque chose ; et qu’il pouvait être lu sans honte par un étranger. De cette dernière proposition, je n’étais pas du tout convaincu.
Je me donnai un temps de réflexion.
Ce temps révolu, je décidai de mettre mon roman de côté et d’en écrire un autre.
Cet arrangement de ma vie – oscillant entre la nécessité de composer avec la réalité et le désir de fixer la vérité – m’imposait des habitudes monacales et me laissait peu d’occasions de faire des rencontres, surtout les plus lentes à s’épanouir : les sentimentales. Or j’avais besoin d’affection, et pas qu’un peu. Ce fut même la grandeur importune de ce besoin qui me fit rater une occasion.
Sur ce sujet, je n’en dirai pas davantage. Après tout il faut considérer qu’écrire est toute ma vie et que le reste ne serait que commérages.
Au bout de trois ans naquit, enfin, un second roman. Celui-là me parut avoir des qualités que n’avait pas le précédent. Du moins j’avais répondu à mes exigences et atteint un niveau. Etait-ce là toute mon ambition ?
Cette quête d’une certaine perfection me parut soudain vaine. J’allai même jusqu’à penser qu’elle cachait en son sein quelque infirmité, une maladie qui me cachait à moi-même la vérité. Je me disais et me répétais, obsessionnellement : Ce serait trop facile, si la vérité pouvait se laisser ainsi capturer, juste à force de patience, juste parce que j’ai travaillé, travaillé comme un malade !
A ce stade, j’avais besoin de la parole d’un éditeur, non tant pour être publié que pour être guéri.
Je fis des photocopies. Je fis relier quinze manuscrits. J’en portai certains, j’en envoyai d’autres. Onze me répondirent. Ils avaient le regret que je n’entrasse pas dans leur collection. Mais de parole, point. Point d’encouragement. Point de reconnaissance.
Ma déception n’eut pas la lourdeur redoutée. Je n’étais pas vraiment abattu, en tout cas pas découragé, à ceci près que j’avais maintenant du mal à m’endormir et que l’aube souvent me découvrait penché sur la petite table noire, les yeux à demi clos. J’étais trop accaparé par la passion d’écrire pour ne pas céder au vice, puisque vice il y avait, puisque je m’étiolais. Et comme décidément j’étais seul, je pouvais aussi bien prendre tous les risques, m’abandonner à ma passion.
J’avais déjà repris contact avec mon premier roman, espérant trouver en sa fraîcheur supposée une manière de remède. Me frappa alors la mesquinerie des figures et la petitesse des situations. Sans aucun doute, emporté par la fougue de ma juvénile colère je n’étais pas parvenu au calme requis pour transcender mes tourments. Il me semblait maintenant déchiffrer une caricature de moi-même, mon portrait en adolescent ingrat et exaspérant.
Je déchirai tout cela. Une intuition me guidait : j’avais péché par excès de sensiblerie ; ma chair à vif devait absolument être comprimée ; sur mes sentiments je devais appliquer la froideur du scalpel ; tant que je n’aurais pas trouvé une certaine veine dans le rouge écheveau de mes obsessions, mon roman ne serait pas ; atteindre l’os ou rien ; et rien était du domaine de l’intolérable ; quoi qu’il puisse m’en coûter, mon roman ne pouvait pas ne pas exister.
J’eus la patience du chercheur. Je réfléchissais dans les coins de mon appartement ; de temps en temps j’allais fiévreusement écrire à la petite table. Je me retenais le plus que je pouvais, découvrant dans cette sorte d’ascèse des jouissances inédites. Il me semblait parfois que j’écrivais au ralenti. Je me disais presque qu’un jour je n’aurais plus besoin d’écrire. Qu’écrire se ferait au fin fond de mon âme.
Je replongeais délicieusement dans ce qui me tenait lieu de premières amours. Je connus ainsi l’infini plaisir de la variation, quand de la phrase supprimée naît celle qui n’est pas tout à fait une autre, cette dernière ramenant avec elle le plaisir particulier que j’avais cru trouver avec la première mais qui avait disparu au moment même où je l’avais achevée et qui renaissait alors instantanément avec le premier mot jeté fébrilement au-dessus de la phrase raturée.
Les phrases n’étaient pas vraiment cherchées ; elles venaient d’elles-mêmes, déjà drapées. Quand ma bouche les trouvait dignes d’être prononcées, je les déclamais à haute voix. Ce n’est qu’après les avoir entendues – et encore, non sans quelque hésitation, non sans qu’une déesse jalouse ne retinsse un instant mon poignet – que je les couchais enfin sur la page où elles devenaient muettes à jamais, les esclaves alanguies de mon petit harem littéraire.
Alors je posais mon stylo et levais à l’amour de la littérature un verre de vin rouge. Tel était le point d’orgue de mon nouveau rituel. Un bon verre de vin rouge que je vidais à grands traits.
J’envoyai onze manuscrits et reçus neuf lettres, toutes négatives.
Je m’étais attendu à cela et cela m’était à présent tout à fait égal. Du reste, ces refus ne firent qu’exciter mon désir et je courtisai bientôt une nouvelle variation qui naturellement était plus belle et plus excitante que les pâles copies qui l’avaient précédée.
A force de ressasser, tout mon écrit tenait désormais dans ma tête. J’en connaissais les moindres circonvolutions à la virgule près ; une virgule déplacée était pour moi tout un poème. Un mot nouveau inscrit sur la page devenait aussitôt un mot gravé dans ma tête. A ce compte, il n’est guère étonnant que dans la réalité je fus distrait. Dans la réalité je répétais les mots des autres machinalement sans songer à leur ajouter une réponse. Les mots ne sont rien quand ils ne possèdent pas en eux une once de vérité. Je n’avais qu’une envie : retrouver ma petite table, mon stylo renflé et mon verre de vin.
C’est un fait, la réalité pâlissait à mesure que la vérité noircissait. Je me tenais dans l’expectative, entre chien et loup, tête penchée, chaque jour davantage la tête obnubilée, dans l’obscurité chaque jour la tête un peu plus penchée. Loin des hommes, de jour en jour devenant un peu plus sauvage.
Il y eut une troisième variation, puis une quatrième, puis une cinquième. Je coupais. Je rapiéçais. De fil en aiguille mon roman rétrécissait. Tout à mon obsession de maîtriser la chair et de dégager une ossature, j’allais jusqu’à déchirer force lambeaux, ne me souciant pas de réduire ainsi mon œuvre à l’état de squelette. Dans ma tête, les mots qui restaient résonnaient, résonnaient.
Pendant ce temps, le vin dans mon verre devenait de plus en plus épais, de plus en plus noir. Il ne me serait pas venu à l’idée de me passer de ce fortifiant, de ce rouge intrus qui s’en allait courir dans mon sang, qui sur le coup me donnait l’illusion d’être un écrivain ardent.
Cela va sans dire, aucune des variations ne fut jamais proposée.
Il s’avérait maintenant difficile de juger ce que j’étais en train de faire. J’étais dedans, irrémédiablement dedans, pris dans les filets de ma propre création. Je n’avais plus de repères. L’écrit se fondait dans l’écrit et la vérité devenait on ne peut plus relative. L’écrit ayant fini par prendre toute la place, la vérité s’était ratatinée. Ma conscience l’entrevoyait dorénavant en point de fuite au bout d’une longue perspective, comme une lumière que j’aurais cru à l’instant voir réapparaître, sans certitude pourtant, me disant : je suis peut-être le jouet de mon imagination, vraiment, se peut-il que cette petite chose là-bas que je discerne plus que je ne vois soit la vérité ?
Quant à la réalité, elle n’était plus du tout un obstacle. Les mots des autres n’avaient désormais aucune espèce d’importance. Je m’étais mis en indisponibilité. De plus en plus je tournais en boucle dans ma chambre. C’est à peine si je sortais de chez moi.
Ce fut peut-être par inadvertance qu’un soir je versai un peu d’encre dans mon vin. Ce serait trop horrible si je l’avais fait exprès.
Une heure après, je vomissais. Mais le mal était entré, insidieux : j’avais pris goût à cette mixture foncée, âcre et poisseuse ; mon palais et mon sang en redemandaient ; il me semblait hautement désirable d’en faire une mauvaise habitude.
J’augmentai progressivement les doses d’encre.
Sur la petite table : mon verre, de plus en plus noir, mon papier, de plus en plus blanc.
L’encre épaisse s’écoulait dans mes artères et atteignait mon cerveau où se formaient de petits caillots. Les phrases tout à coup s’arrêtaient au milieu de nulle part.
Moi-même me relisant je ne me comprenais pas. Totale était ma confusion : tout semblait dans tout et rien dans rien. Ma bouche avait avalé mes pensées. Mon corps me parut soudain être le roman que j’avais rêvé de créer.
Où est le livre ?
Quelque part dans mes entrailles.
Où est l’augure qui saura lire sans blêmir tant d’amertume accumulée ?
Nulle part, j’en ai peur.
Or un livre qui ne rencontre pas son lecteur est une hérésie. C’est pour celui qui l’écrit une excroissance inutile qui sans remède le ronge de l’intérieur.
Je cherche des raisons à cette ignominie. Je ne suis pas bon juge. Je parviens tout de même à me faire dire que je me suis peut-être mépris sur la réalité.
Si en effet j’admets le contraire de ce que j’ai toujours pensé, si j’admets que le but de l’écrivain n’est pas d’être totalement lui-même – lui-même qui est si peu qu’il se réduit à rien – si j’admets plutôt que sa tâche consiste à se mettre hors de lui pour rencontrer la totalité de ce qui existe, le monde en somme, et pour tout dire : la réalité, si j’admets, hélas, si j’admets que c’est en elle et par elle que se découvre la vérité qui autrement n’existerait pas, si j’admets un instant cela, que la vérité n’existe pas, qu’elle n’est qu’un leurre qu’a créé la réalité pour se rendre plus supportable, mais qu’elle n’existe pas, qu’il n’y a pas d’envers, pas d’autre côté, qu’il n’y a rien à traverser, qu’on ne va nulle part à refuser la réalité, si enfin j’admets m’être trompé sur toutes les lignes, mon corps et mon sang deviennent inutiles, illisibles, lettres mortes.
Lorsque je vis mon erreur, il était beaucoup trop tard. J’étais intoxiqué.
Moi seul étais responsable, moi seul avais avec mon propre sang signé ma perte.
L’ironie de mon destin ne contribua pas peu alors à m’assombrir davantage, et je touchai bientôt le fond du désespoir où je ne fis que remuer une vase épaisse et – cela va sans dire – noire.
Je me mis à boire de l’encre non mêlée. Le danger et la peur ne rentraient pas dans mes soucis, je n’avais que l’angoisse de manquer. Me ravitailler n’était pas une mince affaire : l’encre noire ne l’était jamais assez ; dans le doute je remuais les flacons pour juger de l’épaisseur ; je soupçonnais les droguistes de la couper. Très vite, il ne me fut plus possible de faire la fine bouche. Demandant avec insistance une denrée devenue rare, les marchands m’examinaient d’un œil soupçonneux. Ma nervosité augmentait de jour en jour et j’avalais de fait, du moment que ce fut épais et noir, à peu près n’importe quoi. La lie, c’était tout ce qui me restait à boire.
Cela va sans dire, je n’écrivais plus.
Mais aujourd’hui connaît la fin de mes malheurs.
J’ai déniché dans un passage une boutique obscure, bric-à-brac où l’on vend un peu de tout, de vieux lots oubliés, de l’encre en particulier.
Celle-ci est d’une densité rare et d’une noirceur infinie. Noire comme le cyprès.