Christophe Caillé | La chute
Nous étions deux frères dans le ventre de sa mère.
Nous vivions paisiblement au sein d’une vallée florissante. Comme qui dirait, le paradis, ou alors le bon temps ! Il y avait là tout ce qu’il fallait pour combler notre faim et notre soif. Nous avions planté notre tente auprès d’une rivière que les saumons remontaient. Bondissant par-dessus les rochers en jetant des éclats d’argent, ils étaient si nombreux que les attraper était un jeu d’enfants. Nous passions nos journées dans l’eau qui était pure et fraîche. Nous y jouions en toute innocence. Le Temps était un : ni passé ni futur ne tourmentaient notre présent. Notre âme elle-même était une eau plus fluide qu’un serpent se glissant entre les hautes herbes. N’ayant pas conscience du péché, rien ne semblait pouvoir porter atteinte à notre bonheur. Allongés sur la mousse, nous contemplions en silence un ciel toujours bleu. A peine si de temps à autre passait quelque nuage auquel de toute façon nous ne portions guère attention. Nous n’éprouvions pas le besoin de parler. A tout instant nous savions ce qu’il y avait dans la tête de l’autre. Ce qui s’y tramait formait l’étoffe de nos rêves, douce et soyeuse, dans laquelle il faisait bon s’enrouler. Nous aurions pu vivre ainsi pour l’éternité.
Un jour, il voulut voir du pays. Il parla haut et fort et sa voix résonna comme un gong dans une cavité oubliée. Il s’était mis ça en tête et ne pensait plus qu’à ça. Une tache sur un fruit ne peut que s’agrandir. Il brûlait de partir et sa décision ne souffrait aucune contestation. Il affirmait que sa curiosité était légitime et, même si je ne partageais pas son désir, même si je ne le comprenais pas, même si surtout je ne voyais pas où il allait nous mener —et cela me faisait peur, me donnait des coups au cœur, brutaux, précipités— je consentis cependant à l’accompagner. Avais-je le choix ? Comment aurais-je pu me priver de sa présence ? D’ailleurs nous étions si proches l’un de l’autre que bientôt je fus contaminé. Me voici qui le prie de hâter notre départ. On ne sait pas ce qui nous arrive. Tout d’un coup, sans avoir rien vu venir, on se sent transporté.
Par un matin clair et tranquille, sans nous retourner nous avons quitté notre paradis, nous faufilant parmi des fougères humides, gorgées de rosée. A cause de la masse montagneuse que nous nous apprêtions à gravir, le soleil ne s’était pas encore montré. Nous n’étions que dans son halo et littéralement nous avancions dans la promesse que le jour à naître était le nôtre, celui grâce auquel nous allions nous accomplir. Tout nous le disait. Tout, mais avant tout la lumière qui peu à peu prenait possession de nos têtes, de nos torses, de nos jambes, peu à peu nous réchauffait. Dans quelques heures à peine, nous allions émerger tel le papillon sortant de sa chrysalide. Déjà, le sommet était à notre portée.
Lorsque nous parvînmes sur la crête, le soleil était à son zénith. Nous transpirions abondamment et notre visage était congestionné. Ensemble, en même temps, nous nous assîmes pour admirer à loisir le paysage. Hélas ! Ma pauvre imagination lui avait donné l’aspect de notre vallée. Or au lieu du verdoyant espéré il y avait à n’en plus finir que cailloux et aridité. Je ne me voyais pas vivre dans ce désert hostile, inhospitalier. Mon frère était d’accord. Mais quelque chose dans son regard m’amena cependant à douter. Je ne sais pas. Une lueur étrange. On eût dit qu’en lui s’était allumé un feu qui commençait à s’agiter. Un feu, ça peut aller très vite à se propager.
Il se leva brusquement et partit. Partir, je ne vois pas d’autre mot. Le caillou se détache de la terre et se met à rouler. Une force inconnue paraissait l’entraîner dans la pente. Il me semblait qu’il aurait pu se retenir, avec ses mains, avec ses pieds. Je me disais qu’il aurait dû se retenir, aux rochers, aux arbustes, mais j’avais l’inquiétante impression qu’il se laissait aller. Il courait maintenant. Il n’eut pas l’air de m’entendre lorsque je me mis à crier. Mais ai-je crié ? Comment en être sûr ? Peut-être ai-je eu l’illusion de crier. Peut-être que mon cri est resté à l’intérieur de ma bouche. J’avais cru l’appeler, mais l’ai-je appelé ? Toujours est-il qu’il ne cessait de dévaler la pente, soumis à l’attraction qui ne cessait de l’aimanter. Bientôt il culbuta et se mit à rouler, à rouler, à rouler… Là-haut j’étais paralysé. Je me disais : il n’est pas vraiment en train de rouler. Je me disais : ça doit se passer dans ma tête. Mais en réalité dans ma tête rien ne pouvait passer. Rien : pas plus le présent que le passé ou le futur. Le Temps s’était désintégré et derrière un rideau de poussière flottait désormais la réalité. J’avais l’horrible conviction que le bonheur ne devait plus jamais exister.
Il finit par rebondir au-dessus d’un rocher. Un bond de plus et il disparut. Aussitôt il y eut un silence assourdissant, inacceptable. Mes yeux m’avaient-ils trompé ? Ma solitude disait que non. Il n’y avait pas à discuter : ma solitude affirmait froidement qu’on venait de nous séparer. Autour de ma tête un vent âpre et furieux s’acharnait à malmener mes pensées. Bien que désespéré, il m’était tout à fait impossible de faire ce qu’il venait de faire, j’étais incapable d’avancer le pied. Ma volonté paraissait endormie, chloroformée. Je ne me sentais plus que confusément. J’étais sur le point de m’oublier…
… quand mon cri in-extrémis explosa de ma bouche à la recherche de la sienne pour y entrer pour en ressortir aussitôt pour résonner dans le vide pour se propager dans une chambre blanche où je n’étais pas où je n’existais plus où plus rien n’existait de ce qui fut nous lui et moi. Sauf mon cri. Son cri, c’est moi. Mais lui ne le sait pas. Il a ravalé ce cri et depuis il se tient coi. Je ne le reconnais pas. J’attends le jour où il ouvrira la gueule. Je crois que ce jour-là il sera à nouveau avec moi. C’est un pari. Je ne tiens qu’à ça.