Commencer par ne pas écrire

sur La Grande Beune de Pierre Michon

Tendus, taillés, les textes de Pierre Michon tiennent plus de l’essence du roman que du roman lui-même. Rencontre autour de « la Grande Beune » où s’enracinent, non loin de Lascaux, les mythes des origines.

J-B. H.

version originale de l’article dans Libération


A l’heure où l’on mesure la qualité des hommes à la quantité de leur ouvrage, de la matière qu’ils ont laissée sous eux, l’œuvre de Pierre Michon apparaît maigrichonne et ne guère mériter qu’un frugal salaire. A 50 ans, il a installé sur l’étagère de notre bibliothèque une demi-douzaine de titres, finement rangés comme les doigts d’une main. Quelques volumes, dont un seul, le premier, les Vies minuscules, passe en son extrême les deux cents pages pour la raison qu’il est composé de huit récits différents. Son texte le plus long, Rimbaud le fils, s’aère sur cent vingt pages. A ce jour, l’œuvre de Pierre Michon, au-delà de sa répartition en volumes, est un carquois de quatorze récits jaculatoires (on le dit des prières, de l’art de l’archer), traits brefs, acérés, tendus, aussi énergiques et vains que ceux d’un Zénon d’Elée.

Pierre Michon n’a rien écrit de publiable avant 37 ans, comme s’il avait fallu attendre que toute une vie de Rimbaud meure en lui avant qu’il s’y mette, à rebours : commencer par ne pas écrire, longtemps ballotté par des fièvres artificielles entre les Aden et les Harrar qu’il peut, Clermont-Ferrand, Caen, l’ombre des femmes valant bien le commerce des armes, écrire en premier l’infernale saison illuminée de ses propres limbes avec les Vies minuscules, et finir par ses gammes, cette virtuosité contrainte dont on n’est ni dupe ni fier, sinon de savoir le travail bien fait, inégalable, des récits parfaits qui éblouissent le chaland mais que l’auteur regarde comme les fruits de l’établi, lisses sous la varlope et le guillaume car depuis il sait, lui, que la grande douleur et la grâce s’estompent depuis le premier livre et que le tas de copeaux entre ses pieds est plus lourd que l’objet expurgé. Si Pierre Michon écrit des livres brefs, c’est tout bonnement que son travail le plus assidu consiste à les raboter jusqu’à l’âme.

Ainsi la Grande Beune se délivre de neuf années de gésine, d’une semence déposée dans quatre carnets trapus ouverts dès 1987. Même s’il est celui d’une rivière, ce nom sonne à l’oreille comme la femelle du Grand Meaulnes. Ni de lumière ni de calme, cette Grande Beune est noire et chavirée de désir. La Vézère reçoit les eaux de la Grande Beune aux Eyzies, après avoir baigné Montignac, salué Lascaux. L’histoire de la Grande Beune est une préhistoire, même si l’action (un désir est-il une action ?) est située en 1961. Michon avait d’abord pensé l’ouvrir sur cet exergue du paléontologue Leroi-Gourhan : « Il ne reste que des animaux à gros ventre dont plusieurs sont explicitement mâles », puis il se ravisa pour une épigraphe de Platonov : « La terre dormait nue et tourmentée comme une mère dont la couverture aurait glissé », parce que la Grande Beune est un livre femelle, des femmes d’en bas, frottées de terre, de pluie et d’hommes. Femelle comme les grottes préhistoriques qui le bornent.

Le narrateur est un tout jeune instituteur qui arrive à Castelnau, sur la Grande Beune, prendre son premier poste. Son regard s’égare sur trois femmes, Hélène, Mado et Yvonne, Hélène qui tient l’auberge, Hélène « vieille et massive comme la sibylle de Cumes », Hélène qui lui sert « à profusion de ces choses froides qui dans les récits tiennent au corps de pèlerins et de gens d’armes, avant que dans leur corps ne passe le fil d’une épée, à la traverse d’un gué tout noir et plein de larmes ». Mado, la jeunesse de la ville qu’il prend sans la voir sur le siège de la Dauphine, la main posée sur l’arçon d’un levier de vitesses. Et Yvonne, la buraliste, la beauté laiteuse (dans ses carnets, Michon avait noté pour elle le nom d’Ava Gardner), la brune au corps de rousse que rien d’autre de lui n’atteindra que son regard tendu comme un sexe trop court, trait immobile de l’archer pétrifié : « Ce visage royal était nu comme un ventre. » Ici les femmes sont mères ou le seront, et les enfants « leur chair surnuméraire ». Les hommes sont amants dans leurs rêves douloureux, les pères sont invisibles, en allés, comme ceux d’Arthur Rimbaud et de Pierre Michon, point noir où se croisent leurs deux vies renversées.

Pourquoi Pierre Michon a-t-il attendu si longtemps pour laisser publier la Grande Beune ? Par lassitude, dit-il, par abnégation : « Au fond, je n’abandonne mes textes à un éditeur que lorsque j’en ai fait mon deuil, lorsque je vois bien que ce n’est pas le texte du siècle. » Mais pas seulement, la Grande Beune est le seul récit de Pierre Michon d’apparence romanesque, les Vies minuscules sont vraies, obliquement autobiographiques puisque les huit vies rassemblées forment sa parentèle nommée, les autres récits se réfèrent à des peintres, à Rimbaud, souvent par le truchement d’humbles tiers qui passaient dans leur ombre. Dans la Grande Beune, tout est inventé, même les lieux, si réels, Michon ne les avait pas reniflés avant qu’on l’y entraîne la semaine dernière pour le photographier. Or, Michon ne croit plus au roman : « C’est un genre en déclin, le roman linéaire, calibré, téléfilm, c’est fini, la littérature s’arrête avec le progrès humain, entre les deux guerres. N’écrivez pas cela, je ne veux pas faire de peine, j’ai de bons amis romanciers, certains écrivent de bons livres. »

Les éditions Verdier rééditent simultanément un court récit, le Roi du bois, qui vient grossir la cohorte des humbles dont Michon flanque les peintres, cette fois un jeune paysan va chercher la gloire au service de Claude le Lorrain et ne la trouve pas. Les anthologies retiendront les dix pages clairsemées du deuxième chapitre qui disent la miction oblique d’une jeune enjupée dans le sous-bois au sortir d’un carrosse sous le regard d’un prince, comme on pisse parfois dans une toile de Picasso, il faudrait tout citer, retenons l’aphorisme : « Il faut avoir des mains blanches pour pisser sombrement. » Les pessimistes retiendront la phrase ultime : « Maudissez le monde, il vous le rend bien. » Ils auront tort, la part charnelle, dolore, de l’écriture de Pierre Michon n’est pas de maudire, mais de dire. Ce qu’il résume volontiers en citant le poète tchouvache Guennadi Aïgui : « A la fin des fins, ce qu’on appelle le peuple n’est que la souffrance de ma mère. » Sa mère, Andrée Gayaudon, pour qui furent écrites Vies minuscules .

Jean-Baptiste HARANG, le 18 janvier 1996
18 janvier 1997
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