Contemplations d’une varlope

à G P

« Je désire intégrer à ma toile n’importe quel objet de la vie. » dit Robert Rauschenberg dont l’ exposition actuelle du Centre Georges Pompidou combine la parole et le geste.
Je, tu, aujourd’hui, maintenant, ça, ici, là, Le geste et la parole (André Leroi-Gourhan), la manière dont s’articule le partage de la matière n’est pas facile à désigner. Commediante, entre la communication gestuelle et le langage, le plus souvent, il s’agit d’une action trouvée dans une phrase : « Les phrases en disant quelque chose font quelque chose. » [1]

Abstract : je contemple la reproduction d’une peinture conservée au Musée d’Orsay "les inoubliables racleurs de parquet" selon Joris-Karl Huysmans est le chef d’oeuvre
de Caillebotte. Trois hommes le torse nu, minces et musclés, les ouvriers, qu’on appelle “la réalité sociale”, sont agenouillés les bras tendus en avant sur un parquet dans une pièce d’un appartement manifestement bourgeois. Ils font le geste de raboter en tenant un outil approprié dans les mains.

À en juger par le décor, encore “la réalité sociale”, la boiserie du mur et ses moulures, les battants repliés de la fenêtre, le balcon de fer forgé et la qualité des planches de bois massif du parquet, ce lieu d’habitation est destiné à des personnes qui profitent d’un certain niveau de revenu et d’un style de vie correspondant.
« Les phrases de la littérature ne sont pas descriptives, elles sont instauratrices » [2]

Le tout est de savoir s’abstraire suffisamment pour amener l’instauration à prendre la forme d’un geste. Le geste instaurateur est ici celui de raboter un parquet pour en égaliser les lames en nivelant tout renflement excessif, avec une varlope.

Varlope. Outil servant à dresser pour les finir les bois à plat ou sur rives, après les avoir dégrossis à la demi-varlope ou au riflard.
Le fer de la varlope, légèrement arrondi aux angles, doit s’affuter droit mais en biais ; et le contrefer doit lui être bien parallèle et ne pas être plus éloigné d’un millimètre du taillant du fer afin de ne pas faire d’éclat. » [3]

Ne pas faire d’éclat, c’est « un art que la société bourgeoise secrète naturellement, qu’elle reconnaît pour sien. Et c’est d’abord
 pour ne même pas nommer l’art courtisan 
l’art euphorique, l’art anesthésiant qui suggère que la vie est sans problème, sans drame majeur : théâtre de boulevard, bibliothèque rose, musique de vaudeville, tableau de genre illustrant les menus plaisirs de l’existence… ». [4]

Ce n’est pas un journaliste des pratiques culturelles actuelles qui écrit ci-dessus pour commenter la mise en examen d’un commissaire d’exposition (sic), c’est le bordelais de naissance, Gaëtan Picon, critique d’art fondateur et directeur avec Albert Skira de la collection Les sentiers de la création, qui rend manifeste l’opposition entre un art fidèle aux conventions et un art d’invention permanente à partir de l’année 1863 [5] et du Salon des Refusés.

À sa mort Gustave Caillebotte lègue l’ensemble de sa collection à l’État français. Vingt-neuf tableaux sur soixante-sept, parmi lesquels onze Pissarro et des Baigneuses de Cézanne sont refusés.
 [6]
Si on se souvient de la protestation officielle de l’Académie des beaux-arts contre l’entrée de certains tableaux du legs Caillebotte au Musée du Luxembourg en 1894, on constate aujourd’hui le "tout culturel" d’un musée, partout et à tout moment pris dans le mouvement dominant de "la culture vampirisée par le culturel" [7]

Le catalogue [8] de l’exposition « Gustave Caillebotte, 1848-1894 » reste bien sûr la référence et « Les raboteurs de parquets » peuvent être contemplés au musée d’Orsay.

Je contemple une varlope, l’emplacement d’une varlope, car de varlope il n’y a pas. C’est le geste de varloper qui est visible.
Depuis le commencement, voir le vide entre les bras en forme de mandorle. Au moment de contempler la varlope je ne la vois pas mais je pressens le glissement du geste et je sens le chuchotement des petites chutes de bois arrondies, très minces et très légères, aspirées et recrachées par l’outil tranchant.
Passage au décisif : un grand espace vide devant la fenêtre occupe la partie la plus lumineuse de la peinture. Le varlopeur va jusqu’au bout de son geste et atteint l’intérieur du parquet.

Les lignes de fuite des lames du parquet aspirent mon geste d’écrire et se substituent au rabot ordinaire de petite dimension, à semelle plate qui aplanit, dégrossit, amincit, raine parfois élégamment. Pratiquer une entaille étroite n’est pas varloper, comme Diogène en son tonneau et Rabelais l’attestèrent : « qui pour maison luy estoit contre les miures du ciel, & en grande vehemence d’esprit desployant ses braz le tournoit, viroit, brouilloit, barbouilloit, hersoit, versoit, renversoit, grattoit, flattoit, barattoit, bastoit, boutoit, butoit, tabustoit, cullebutoit, trepoit, trempoit, tapoit, timpoit, estouppoit, destouppoit, detraquoit, triquotoit, chapotoit, croulloit, elançoit, chamailloit, bransloit, esbranloit, levoit, lavoit, clavoit, entravoit, bracquoit, bricquoit, blocquoit, tracassoit, ramassoit, clabossoit, afestoit, bassouoit, enclouoit, amadouoit, goildronnoit, mittonnoit, tastonnoit, bimbelotoit, clabossoit, terrassoit, bistorioit, vreloppoit »

— « Combines ! disait le menuisier bien avant Robert Rauschenberg, tout ça n’est que combines ! »

Le menuisier contemple la varlope. La forme oblongue et fine de son corps de bois et sa langue de métal qui gamahuche les copeaux, je la contemple après lui mort après toute une vie à dresser, planer et varloper la matière ligneuse. J’ai hérité de la varlope. C’est mon outil : « Il n’y a pas de pensée qui ne soit pas articulée à un geste. La pensée avant l’articulation n’est qu’une virtualité, donc rien. Elle se réalise par le geste. À la rigueur on ne pense pas avant de gesticuler. » écrit Vilém Flusser [9]

Ma gesticulation est telle que la varlope est incontenable [10]. Je saisis l’outil qui n’est plus (con)tenu par les bras du menuisier. Le geste de l’artisan n’est plus , la contemplation de l’outil refait à chaque coup (d’oeil) l’épreuve de l’absence. L’origine du monde dessinée par les deux bras fins et puissants ouvre le rien d’un deuil qui muscle mes pensées.
 [11]

Je serais devant Black Market, un Combine painting fabriqué par Robert Rauschenberg en 1961 dans le contexte d’une exposition dont le titre peut être traduit par "mouvement mouvant" ou "trouble tumultueux". [12]
L’outil servirait à effectuer une action, un geste combinatoire comme le geste de Rauschenberg d’effacer une peinture de De Kooning.
Je choisirais de regarder Marché noir

parce que c’est une œuvre qui propose un commerce avec qui la regarde, une sorte de “marché noir” comme l’indique son titre et qui invite au geste de prendre un objet contenu dans la valise après l’avoir remplacé par un objet personnel.
C’est toute la valise que je remplacerais par la varlope, mais elle resterait reliée au mur par une corde qui conduit ( « ONE WAY » ) à quatre bloc-notes, Wunderblocks : jamais la scène ne se donne entière à voir, c’est le dispositif qui est visible. L’obscène ne se montre pas, il s’ouvre ce qui a lieu a lieu d’être.

Les feuilles de papier des quatre clipboards de Black Market sont couvertes de feuilles transparentes et réfléchissantes selon un "sens unique" de gauche à droite, comme le geste d’écrire. Mais le texte inscrit n’est pas lisible à cause du propre reflet du regardeur sur la page. Le sens de ce qui est inscrit est donné par ce que le regard de chacun y exprime. [13]

“Exprimer” est un terme relatif, précise encore Vilém Flusser [14]. Il signifie “presser contre”. […] Mais “exprimer” signifie aussi “presser dedans”. […] « Qu’est-ce que tu exprimes ? » Le geste d’écrire est la réponse à la question. Le geste du Combine aussi.
Je presse contre mon corps une varlope,

trois signes colorés s’inscrivent au dedans.

21 novembre 2006
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[1Pierre Alféri, Chercher une phrase, Christian Bourgois Éditeur, 1991, p. 13

[2ibid. note 1

[3G. Oslet, Jules Jeannin, Traité de menuiserie, cinquième partie, tome I, Fanchon et Artus Éditeurs, année inconnue, p. 228

[4Pour l’approche critique des bonnes mœurs bourgeoises voir l’exposition « Le Musée des rieurs » constituée de gravures du fonds Goupil.

[5Gaëtan Picon, 1863, Naissance de la peinture moderne, Gallimard, Paris,1988, Folio Essais N°295, 1996

[6La bibliographie de l’histoire des politiques culturelles est considérable. Un livre récent de Marc Bélit, Le malaise de la culture repose d’une certaine façon certaines questions à l’intérieur de ce vaste et complexe territoire de recherches.

[7Cf. Michel Deguy, Choses de la poésie et affaires culturelles, Hachette, 1986.

[8Gustave Caillebotte, 1848-1894, Galeries nationales du Grand Palais, Réunion des Musées Nationaux, Paris, 1994

[9Les gestes, V. FLUSSER, coéditions D’ARTS & HC, 2 rue des Italiens 95000 Cergy , 26 rue de Picpus, 75012, Paris, p. 24 .

[10Cf. L’Incontenable, Chrisitian Prigent, P.O.L 2004

[11"Ainsi mon oui est-il toujours creux de mon non.", dit le poète. (Lequel ?)

[12« Bewogen Beweging », Stedelijk Museum d’Amsterdam , traduit en anglais par "Art in Motion".

[13« L’inscription - en tant que spatialisation et analyse qui assure la simultanéité du flux temporel des images (sous forme de mouvement) et du langage (en tant que parole) - relève du même jeux textuel » Branden W. Joseph, Catalogue de l’exposition Combines, p. 281

[14voir note 8, p. 21