Continuez | Jérôme Gontier
1. Je visite mon docteur une fois par semaine – les heures et les jours, ça dépend des années.
Ainsi cela commence, et continue, et s’il fallait s’en tenir au synopsis, s’en tenir à « raconter l’histoire », on n’aurait guère à ajouter à cette introduction : dans ce livre récemment paru chez Laureli, Jérôme Gontier, par la voix d’un narrateur, raconte. A la première personne, le déroulé d’une séance générique de psychanalyse hebdomadaire, dans le détail : avant, pendant, après.
Et si l’on n’avait pas indices - l’éditeur, Laureli, alias Laure Limongi, un beau jeune foyer d’écritures ouvertes, étonnées ; la fluence si particulière de Jérome Gontier, tel qu’entendu lors de cette nuit remue ; et déjà, quand même, ce qui niche dans cette phrase, ce détail on dirait inutile, digressant, bavard « les heures et les jours, ça dépend des années », qui en fait situe cette distance si unique à laquelle se tient Gontier, par rapport à ses objet d’écriture, dont l’essentiel est le flux de la pensée -,
si l’on n’avait pas d’indices, on pourrait, allant trop vite, se faire son synopsis et s’y tenir, synopsis qui dirait : autofiction, (encore), minimaliste, (encore !), autour de la psychanalyse, (encore…)
Sauf que, ce serait aller trop vite, et (même s’il lit vite, c’est à l’inverse du trop-vite que Jérôme Gontier (déjà auteur chez Al Dante) procède ; à l’instar de que Dominik Jenvrey nomme fort justement « fictions documentaires », à l’instar du travail par exemple d’Emmanuelle Pireyre, et même si ça n’a rien à voir (ne serait-ce que dans le phrasé), à cette façon donc il y a chez lui, dans ce livre, une habilité, habileté au découpage du réel à l’envi, à l’excès bien sûr, ce ne serait pas drôle sinon, poussant jusqu’aux confins de l’absurde, cette propension au « vérifions », au « ça dépend ». Et cet excès guide et pousse et mène sa phrase, qu’elle soit longue ou courte sa phrase, laquelle est une découpe variant mais toujours nette, un biseau dont l’accumulation fait livre – rien de bien neuf là-dedans me rétorquera-t-on, qu’un certain nombre de phrases ajoutées donnent un livre, peuhla, quelle invention, c’est au moins l’Amérique – on aura tort car ce qui accentue la découpe ici et ce faisant séquence et rythme ces fluctuations mentales, c’est la numérotation des 887 phrases au total. Le chiffrage découpe ce qui sans cesse afflue :
668. - Oui, c’est drôle, curieux et jubilatoire de regarder ce genre de choses en face qu’on se dit car alors non seulement on se sent infinitésimal quoiqu’ou parce qu’ou donc animé d’une joie rieuse à l’advenue de ce qui est et qui se passe en soi, qu’on est alors, qu’on se voit être ou se dit être ou bien je ne sais pas, enfin tout ça.
669. Non seulement on se demande en riant où donc on est passé tant on ne se voit pas, ou très mal, ou si peu là-dedans.
670. Non seulement on se demande aussi si on est jamais passé quelque part en vérité et si un jour on se dira tiens me voilà ou quelque chose comme ça mais en outre on ne peut que répéter pour soi très fort alors, plutôt varier à l’infini n’est-ce pas ? se dire, donc, se dire et se redire car il en va quand même là-dedans de sa peau à soi et de son âme à soi et de son sexe à soi et de toutes ces choses qui sont à soi et se redire ceci : à savoir qu’il n’y a je et je qu’il ne faut pas confondre, que ne pas confondre et ne pas se confondre est une manière de voir – une manière de voir et de vivre et de penser qui sauve.
671. Et alors on se rend compte ou on devrait n’est-ce pas par petits sauts logiques et du particulier au général et jusqu’à l’infini ou encore en décrivant des spirales de plus en plus larges et toutes lancées à toute allure vers les bords mais de quoi ? que la peur est ce qui fonde l’ère et soi dedans.
Et ce qui afflue, pensée en route, en formation, est restitué comme mouvant ET découpé, la phrase et son obsession syntaxique, architecturale, de découpage et recomposition du réel autour et de la perception de ce réel autour, qui parfois s’envole, s’enlève puis se pose,
877. Je me dis que je suis en plein dans le temps, moi, toujours, majuscule ou minuscule, du temps qui fait des spirales et des bonds, du temps qui fore et se suspend, qui rase et qui pique, du temps qui va et vient : littéralement et dans tous les sens et qui n’existe pas.
878. (Peut-être)
, qui suspend reprend, phrases longues et courtes, phrases nominales, phrases d’un souffle ou pointant (mais souffle ou pointe, encloses toujours par un point, 887 au total). Réfléchissant, miroir brisé de lui-même se recollant, vivant – en réflexion :
878. (Peut-être)
879. Très loin, bref, très loin des aléas de la circulation – en plein dedans, peut-être.
880. Je me dis que finalement rien n’est perdu, rien n’est jamais perdu même si tout est de plus en plus compliqué : à la fois archi-plié, fouilli et très très cloisonné car c’est lorsqu’on est sans ressources qu’il faut compter sur toutes.
variation de registres à l’infini dans de petits espaces – trajet automobile générique, trajet pédestre entre objets fonctionnels (horodateur, distributeur bancaire, porte, porte, porte, porte), alternance de postures (assis automobile, debout en marche, debout en marche montant, assis de variante façon, allongé de variante façon) – pour tirer un fil métaphorique, disons que Gontier, comme les grands techniciens du football, dribble, joue, construit, s’échappe et passe la balle (puis reçoit cette balle qu’il s’est passé), dans-un-petit-espace, dans de minuscules espaces. Mais ce dont il joue n’est pas baballe anecdotique, et le jeu en question est un mouvement métaphysique.
875. Je me dis encore pendant que j’y suis et j’y suis toujours, j’y suis toujours que céans est l’exercice du temps plein et qu’il excède de partout le cabinet, que celui-ci ne fait au mieux mais c’est déjà beaucoup que le cristalliser parfois et pas toujours mais c’est déjà beaucoup ou en tout cas c’est mieux que rien n’est-ce pas.
métaphysiques irruptions débouchant sur examen d’horodateurs, parce que ça continue, et l’injonction du psy qui sert de titre n’est qu’un bouton « volume », puisque ça continue et que puisque ça continue on enregistre, déclenchement oral de ce qui se construit informulé, formulé, informulé, en dedans, mettre le volume et directement formuler l’ensemble, lier dans le mouvement le pensé formulé et le pensé informulé. Il y a concaténation mais pas confusion, Gontier toujours se pose en précision, revient, digresse argumenté, accumule les petits pas de pensée dont certains de côté, en biais, mais toujours, même à la dérobée, avance.
Outre les extraits pré-publiés dans notre revue remue, ici, ici, ici, et ici ; je ne résisterai pas à la douce tentation d’en reprendre encore. Deux morceaux choisis de ce drôle de tourbillon, pour finir (et continuer).
599. Je veux dire qu’il faut se poser la question du y a-t-il un fil ou pas du si oui qui le tient et où est-il du vaut-ce le coup de le tenir du c’est quoi ces drôles d’échos ces tremblements de l’air dedans ces variations minimes, se poser la question du pourquoi stop ici, oui : allons-y déplions déplions que vois-je et que sens-je et que vis-je face à ces mots ou dedans ou tout autour d’eux sur quoi paraît-il nous reprendrons si vous le voulez bien et si j’y pense et si je veux lundi, ou mardi, ou mercredi, ou jeudi, ou vendredi ?
(et continuer).
673. Se sauver et sauver qui le peut non seulement de la peur mais de tous ses effets, se sauver et sauver qui le peut du ratiboisement de soi par soi et de soi par tous et de soi par chacun réciproquement et dans tous les sens, se sauver et sauver qui le peut de l’émiettement de tout et tous et chacun en tout et tous et chacun, de la vente en gros et en détail des pièces, de la dépossession du temps en soi et du travail du temps et de soi dans le temps, de la folie commune et singulière en ses atours chantants, bref : des ensorcellements de l’ère etcetera etcetera etcetera si l’on voit ce que je veux dire et de toutes les ères par-dessus le marché si l’on veut aussi bien, se sauver de leur temps qui m’à part tien n’est-ce pas.
(et continuer), en l’allant lire ).