Cyrille Guilbert | Larvaires [2]
Cyrille Guilbert est né en 1973 à Boulogne-sur-Mer, il est professeur de Lettres dans un lycée lillois. Ses publications (principalement des romans, tous aux éditions Les Perséides) sont L’Obscurité, L’Élévation ou La Sorcière de Templeuve, Le Verre des parois, et une publication est prévue aux éditions de La Crypte : Domanial. Il a aussi publié quelques textes dans la revue Arpa.
avec la même tessiture
la même voix rauque
j’essaie d’asseoir un pouvoir
la visibilité d’un miroir
surface de lame polie
posée là comme un monolithe
pour trancher à la racine de la langue égolâtre
°
j’ai cherché à hausser mon orgueil
jusqu’au faîte qu’aucun homme n’atteint
jusqu’au fil qui sectionne tout essor
mais miroir et voix se sont brisés
fracassés par le geste faux
du moi mal équarri mal
défini
°
recommence, alors, avorton
fais saigner tes lèvres sur le contour aigu et tranchant
du questionnement
arrache-toi de toi
et vois l’autre face
dans l’écorchure opérée sur patient
à la faveur de ce travail, à force
oui, de patience, tu verras
dans la cartographie de ta face en coupe-claire
l’envers vrai de ton sort
°
de trois-quarts je ne suis déjà plus moi
affranchi de la tutelle imaginaire
voici l’autre, tête animale toisant l’ennemi
vigilance de rapace, patience éprise d’elle-même
l’œil précis déblayé de tout l’inutile
voici l’aplomb fait visage, la hideur magnifique
la base du cou durcie de colère
à force de mots dégurgités
d’étymons violentés, éparpillés
sous les coups de bec
à force de contre-prières
je darderai net la langue la plus pauvre
sa fleur sauvage, fleur unique
dans l’absence voulue de tout florilège
°
mais très vite c’est le piège
ma face me rejoint, se recolle à moi
dans un retour de peau épousant le crâne
j’oublie souvent comme
le réel est une écharpe rude
cousue le long d’un comptoir au bois grossier
et ma face mutique
mordue vive
par de la vie mal calculée, par un adversaire
dont la meilleure botte est de lame rouillée
cette face mordue par les crocs du temps
n’a rien à m’avouer, sa peau suffit
les coutures fatiguées de sa peau
sur moi suffisent
je subis son embrassement
j’approuve sans amour
son quotidien moite
°
avec le même corps, ce monceau d’erreurs
qui vagit toujours à contretemps
cet archivage mal ordonné
tombé par pans
de blocs de mémoire dans le vide
je dois me raidir, engager la lutte
froisser la flanelle de mes muscles
émietter en sable mes dents serrées
lutter contre l’énigme qui lacère ma peau
et leçon donnée, enrager d’impuissance
puis quitter la scène du pugilat
muni d’un paquetage douteux
un nourrisson de verbe et d’escarres
°
chaque jour porte en soi
une issue dérobée
qu’il faut découvrir à tâtons, qu’il faut se hâter
de tracer au fusain sans se laisser divertir
une porte fondue
dans l’anodin du jour
ma main se révèle dans l’éclat d’un texte
ouvert à autre chose
que sa propre clôture, sa propre fadeur
ma main en s’éclairant s’appuie
sur la porte qui n’est plus qu’un vide qui happe
mes doigts souillés de leurs traces d’encre
qui happe le corps entier du contrevenant
hors la loi du jour j’accède à la marge
et n’en reviens pas de marcher au centre de la nuit
de plonger le bras au plein milieu de l’énigme
°
à force de travail
à force de scruter le noir, l’image de celui
qui tient mon ego en otage
j’obtiendrai cet imago fructueux
surface fissurée
visage scindé
l’autre pris enfin dans la toile fracturée de la glace
main tendue je saisirai son menton
il sourira de ce jeu et me laissera, en souvenir de l’effort
un triangle de verre coupant
un fragment de menton coupé
du verre fiché, pour un temps
dans ma peau d’inquisiteur
°
il faudrait encore jouer ce rôle
porter le masque précis d’un jour qui se répète
nier l’étoile de sang sur ma joue
il suffit d’un regard un peu moins troublé
un œil blanc pur, œil fasciné
et l’autre qui me toise n’est plus moi
mais un pan de réel mitoyen de l’énigme
son œil à lui strié de sang
habité par des scènes de traque et de chasse, sa bouche
par des lambeaux de chair
c’est là qu’il faut lancer sans calcul
des morceaux d’os
marqués de chiffres chanceux
et fermer les yeux, et baiser à pleine bouche
un pan de hasard dès son irruption
°
j’arrache des murs des bribes de parole
roulées en boule, il ne reste
qu’une colle abjecte en creux de main
les mots qu’il a fallu dire, qu’il faut dire
et faudra dire encore
ces embryons d’aveux d’échec
transmis de bec à bec, pour rien
sont de vieux outils figés dans leur crasse
dans le cambouis séché des idées
je recommence, frotte mes doigts contre les murs
frotte encore mes lèvres
contre des lignes de mots
°
le buisson qui prend soudain feu
juste devant mon visage
qui vient de moi, que j’ai craché là
n’a rien à voir avec moi
il se déplace et bruisse
de râles crépitants, mises à sac du réel
à chaque épisode de la folle logorrhée
rejets brefs, spasmes de syllabes
figures éjectées de cornues brisées
c’est comme une jupe qui se soulève contre toute attente
un secret de vulve révélé, et mon visage
empoissé d’une saveur lourde, d’une joie sororale
une menace glissant dans un sous-bois
humide, et qui m’attendait
et j’avance et la plongée
se fait douce et toxique
ma langue brûlée dans un retour de feu
°
l’énigme n’est jamais ce qu’on croit
elle est autre chose que le nénuphar
au vert sombre sur l’étang
fixité du reflet d’un crâne en sa coupe
anatomique sur l’eau trompeuse
elle est autre chose que mon poing
planté sur les échardes nues de la table où j’écris
où le rabot travaille mal
autre chose que la langue qui l’encercle et l’enrobe
emportant avec elle un arôme sans trace
autre chose
encore
°
la portée de l’écrit
est nulle
et
inouïe
une projection de la flèche de l’esprit
sur la joue douce de Bételgeuse
et un retour
sur le blanc de page
en fracas