Daniel Aranjo | à propos de "Mouvement par la fin - un portrait de la douleur"

Voilà certainement un texte [1] qui marque, par son sujet et sa forme, et nous change hélas de tant de choses interchangeables qu’il nous est donné, ou plutôt imposé, de subir à longueur d’inutiles plaquettes, revuettes et revues d’aujourd’hui. Car le portait ici offert est celui d’une maladie génétique, celle des os de verre, qui s’est toujours confondue, depuis l’enfance, à la vie même de l’auteur, et nécessite de nombreuses interventions chirurgicales. Ce « livre bref, brûlant et glacé » (J. Dupin) est une sorte de journal atemporel, plutôt qu’intemporel, sans date ni jour d’aucune sorte, opérant par séquences plus ou moins courtes et comme figées sur les élancements, les déchirements, sur les bienheureuses accalmies du mal. Poésie ? certainement par tout ce que signifient de poésie l’ellipse et la souple coagulation du sens et du son ; en tout cas prose poétique concentrée, terrible et pure, datée in fine de « Lacanau-Océan, juillet », sans autre précision.

Comment donner une idée de cela, et de ce rythme hypnotique et éveillé, épuisé et extra-lucide ? En citant, par exemple, ne serait-ce que le début :

« Quelques minutes avant mes plus longues crises je vois distinctement, je vois car la joie est alors mon seul besoin, des trombes d’eau s’abattre par une ouverture du plafond et dans la mer d’orage se déplacer la masse noire d’un soleil.
Mon lit porte un corps à peine redressé.
Ce corps est un angle où ton regard se déchire. Dans sa plaie il vit.
La tête te fixe.
L’épaule gauche est bandée, elle saigne abondamment, le bras est tendu, un fer le traverse, la main est posée sur les organes génitaux, elle tient un drain où caillots et cristaux coulent avec l’urine. L’autre main écrit machinalement dans un cahier à couverture noire. »


Vue brouillée et précise, logique fuyante et distincte, temporalité de chambre d’hôpital, volontiers dédoublée dans une réelle ubiquité pronominale sans qu’on sache bien où se trouvent celui ou ce qui regarde et ce ou celui qui est regardé. Vue à bout portant à première vue peu poétisante (et l’auteur nous dit en effet n’avoir « aucune curiosité pour l’arrière-pays des poètes »), mais poéticité tout de même réintroduite par cette distance immédiate au cœur du plus cruellement intime et c’est bien pour cela qu’existe une poésie de l’hôpital, du corps tragique (Supervielle, Alain Bosquet) à base d’images visuelles mais aussi synesthésiques et réellement poétiques, belles quand il le faut, parce que le sujet les mérite (un papillon « sur une de mes jambes […] comme dans la cendre ») ; un rythme qui pour être physiquement cruel n’en possède pas moins sa mélodie, son accentuation intime, sa cymbale quasi tue de la souffrance et du sang ; mais cymbale, c’est-à-dire instrumentation, sinon instrumentalisation, et maîtrise de son propre mal ; quasi tue, c’est-à-dire coupée de tout excès dans le dire et dans le dit.

Il y a même place pour le paysage ici : paysage métaphorique du mal ; paysage réel aussi, à la fenêtre, d’un océan (on saura à la fin que c’est celui de Lacanau) et de la ville : « dans la hauteur elle est brutalité, dans la longueur et la largeur ténèbre, dans la profondeur humanité. La ville. […] La ville qui me fournit en drogues se tord, nouée dans le désastre ». Le Paysage, vaste sujet ! objet posé par le sujet… N’oublions plus désormais qu’il existe aussi un paysage d’hôpital et d’en mettre quelques-uns, et d’abord ceux-ci, dans nos corpus quand nous ferons ce programme. Terrible point de vue sur l’art, sur la littérature que celui-ci ! qui doivent pouvoir le mériter…

L’esprit douloureux, la souffrance qui est esprit et morcelle l’être, physiquement, et non psychologiquement comme se contenterait de le faire le spleen (car il n’y a point place pour la nostalgie ici, même pour celle d’une vie sans tourment qu’on n’a d’ailleurs pas connue) : « jouir de cette mise aux fragments sans amertume, violence ni nostalgie ». Il y a une vérité de ce mal, une éternité constamment renouvelée, comme un soleil d’Égypte, à chaque aube, une éternité sans immortalité pour l’âme (« la douleur détruit toute idée d’au-delà ») ; un christianisme de la souffrance sans le Christ (« Rejoins cette plus juste personne que tu es dans la douleur ») ; une charité en la souffrante humanité, « à la fois la plus intime et la plus partagée ». Celui qui souffre pense aux autres et ne peut avoir d’ennemi (« Je suis avec mes frères matière de douleur ») et c’est d’ailleurs à lui que se confient très vite, comme à un pauvre devin supérieurement instruit par l’épreuve, personnel de service et même menuisier de passage (n’est-ce point chez Dumézil qu’on trouve la notion de « mutilation qualifiante » et qui explique que, pour certaines sociétés, le sage, le devin, le poète soit lui-même estropié ou aveugle ?). Cette souffrance originelle, ou plutôt génétique et pré-originelle, est donc forcément absolue, sacrée ; d’où la grammaire également sacrale (ubiquité pronominale, impératifs, constructions soudaines sur la lenteur toujours possible du débit), caractéristique de grands livres sacrés, que l’auteur, sans s’en douter peut-être le moins du monde, retrouve spontanément.

C’est donc là aussi défendre l’humanité, du bord poétisé et chanté d’une souffrance pure. Et c’est lui être plus utile que tout un couvent d’ermites ascètes et prieurs. Merci donc pour nous, et pour elle. Il y a des livres de captivité, surtout quand elle est injuste (l’un des otages français du Liban put ainsi avoir par hasard sous la main le tome 2 de « Guerre et Paix » de Tolstoï et dut attendre son retour en France pour lire enfin le tome 1 ; et Tolstoï, le pur Tolstoï, peut-être le plus grand écrivain au monde, et qui n’était pas qu’écrivain, mérite bien un tel honneur). Il y a des livres de chaise roulante et de paraplégie. Celui-ci. Et qui nous aidera au grand bord, au petit bord de nos jours, sans jour, de souffrance ; à l’endurer.

Le hasard fait que je viens de relire conjointement le livre de Philippe Rahmy et le Journal d’un homme de trop de Tourgueniev, mol et masochiste, supérieurement co-traduit par l’auteur et Louis Viardot, pour qui je gardais un peu de sourde mémoire musicale. Le contraste ne pouvait être plus saisissant, et nous rappeler plus précisément que le corps torturé ne sera jamais de trop, mais le centre de toute chose et de tout être. « Mon Dieu ! quel être insipide je fais ! […] Quelle stupide cinquième roue de carrosse !… […] Mais mourir sourdement, sottement… […] Je jette la plume… Il est temps ! La mort ne m’arrive déjà plus avec ce bruit toujours croissant du tonnerre qui rappelle le roulement nocturne d’une voiture sur le pavé » (Tourgueniev) À la limite même, c’est tout poème où l’on s’essaierait, en sortant de ce livre, qui pourra apparaître non seulement comme inutile, mais comme futile.

Autre aspect de ce grand texte : sa possible mise en voix, ou en ondes, de nature à tenter un bon acteur (pas forcément beaucoup plus), et à le pousser aux extrémités de soi-même, et de son art, plus fort que l’art, sans en rajouter ; une belle heure en perspective par exemple sur France-Culture, dans la solitude et les proches profondeurs du son.

Le Prix des Charmettes/Jean-Jacques Rousseau (1500 euros), financé par les établissements Opinel, de Cognin (Savoie), sis à proximité des Charmettes à Chambéry, et qui récompense chaque année une œuvre qui peut honorer la ligne « Confessions » ou « Rêveries » de Rousseau (et a déjà pu aller à Jorge Semprun, l’ancien déporté, à Rachid Boudjedra, condamné à mort par le FIS), a couronné pour la Noël 2006 ce « Mouvement par la fin, un portrait de la douleur ». Ce portrait de la douleur physique d’un poète handicapé, souffrant d’une maladie génétique, et qui fait de la langue (une langue lisse et dense) à la fois son arme, sœur de celle-là, et son remède correspond de poignante façon à tout ce que comporte de souffrance intime, libérée par l’écriture d’une vie, toujours un peu dernière, l’œuvre autobiographique de Rousseau, cet autre mouvement par la fin, et d’ailleurs interrompu (la dernière et dixième « Rêverie » est inachevée, et les deux précédentes furent difficiles à déchiffrer).

Ce prix a profondément ému le lauréat : « Nombreux sont ceux qui font l’expérience d’un voyage, d’une césure, lorsqu’ils lisent. Plongés dans l’agitation de leur vie, ils ont alors l’impression d’enjamber le rebord de la fenêtre, de s’élancer, plus légers, dans un paysage nouveau et pourtant à leur mesure. Je n’ai, quant à moi, jamais eu les moyens physiques d’entreprendre de tels voyages, de plonger éveillé dans le bonheur d’un autre. Je subis, depuis l’enfance, un enseignement violent où la douleur taille le corps au moyen du langage. La maladie m’empêche de rêver, elle commande mon quotidien serré dans l’immobilité et la veille. Comme si la somme des jours, et des nuits, se réduisait à une longue insomnie. Mais certains livres parviennent malgré tout à forcer le barrage. Se présentant à ma gardienne sous le masque de leur maigre réalité physique, une odeur de cellier, une peau craquelée, ils paraissent comme morceaux de mon propre corps. Mes plus réguliers visiteurs sont les livres de Jean-Jacques, le second Discours, les Confessions... Je fais en leur présence l’expérience d’une réalité aussi vulnérable que la mienne, mais plus belle, lorsqu’elle me permet d’entrevoir un versant heureux à notre futur scellé par la mort. J’y puise, à défaut de victoire, les forces nécessaires à la maîtrise du combat. Le Prix des Charmettes que vous m’accordez aujourd’hui ravive le dialogue ininterrompu d’une très ancienne amitié. »

 

Daniel Aranjo
Prix de la Critique de l’Académie française 2003
Secrétaire du Prix des Charmettes-J.-J. Rousseau

 

Auteur, entre autres, de « Salah Stétié, poète arabe », éd. Autres Temps, Marseille, 2001, poète et dramaturge (Agamemnon, Atlantica éd., créé par le Théâtre du Nord-Ouest, Paris 9e, en 2003).
A récemment publié : « De l’Éternité et de l’Immortalité selon Sapphô, de Mytilène », éditions Poiêtês !

 

le mot du lauréat à Maurice Opinel / Prix des Charmettes - Jean-Jacques Rousseau

« Les livres de Jean-Jacques Rousseau m’accompagnent depuis toujours.
J’aimerais aussi vous dire que, comme bien des enfants de la campagne, j’ai grandi avec un « Opinel » dans la poche, premier couteau que m’a offert mon père. J’évoque ce souvenir avec émotion car c’est aussi mon père qui me lisait les œuvres de Jean-Jacques Rousseau durant la journée, alors que j’étais si souvent alité, et pour de si longues périodes. Les nuits d’insomnie s’emplissaient, quant à elles, des lectures pieuses de ma mère, et mon esprit d’enfant combinait alors, en un jeu d’imagination fantastique, les centaines de voix, le bruit d’innombrables pas, retentissant sous les arches de la Tour de Babel, avec la course du jeune homme des « Confessions », qui me faisait l’impression, moi qui étais immobile, renversé par la maladie, de vivre mille vies en une, et de parler toutes les langues du monde, sans jamais tomber. »

11 septembre 2006
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[1Philippe Rahmy, "Mouvement par la fin - un portrait de la douleur", postface Jacques Dupin, Cheyne éditeur 2005 - rééd. 2006, Prix des Charmettes-J.-J. Rousseau Noël 2006